"Laughing Stock"… Un intitulé un brin désinvolte pour une musique résolument cérébrale. Car voici l’aboutissement du cheminement musical de Mark Hollis et de son acolyte Tim Friese-Greene, instigateurs d’un projet ayant décrit un virage en courbe quasi parfaite, de la New-Wave exclusive de "The Party’s Over" jusqu’aux considérations complexes et tortueuses d’un post-rock proprement surnaturel, telles qu’on les découvre ici. Et cela en moins d’une décennie ; un cas unique, sans doute, dans toute l’histoire du Rock.
De manière schématique, prenez le jazz-rock classico-expérimental de "Spirit Of Eden", débarrassez-le de son adjuvant narratif vaguement mélodique et vous obtenez le creuset de ce cinquième opus. Le creuset, mais pas la recette. Car la question qui revient systématiquement, immuable, obnubilante, dès l’assimilation auditive effectuée, est la suivante : comment s’y prend-t-on pour composer de cette manière ? Comment une musique peut-elle être à ce point expérimentale et déconstruite et en même temps aussi claire et précise dans son expressivité ? "Laughing Stock" est une galette douée de parole et qui s’adresse directement à l’âme dans un langage aussi savant que mystérieux. Toutes les certitudes s’effondrent et tous les contraires se concilient les uns avec les autres. "Myrrhman" est des plus éthérés et incroyablement prégnant. "Ascension Day" désagrège les émotions pour en inventer de nouvelles au sein d’un magma sonore où les guitares et les percussions entrent en osmose. "After The Flood" transcende la sérénité de ses orgues feutrés par le mordant de cordes saturées, s’il est possible d’identifier ainsi ses criardes sonorités. "Taphead", quant à lui, tend un fil au-dessus du néant, pour y placer en équilibre improbable les plaintes d’une clarinette, d’une sorte de bugle déchirant et d’un harmonica, pendant qu’une sourde lame de fond gutturale se met en devoir d’annoncer la fin des temps.
L’orchestration a encore évolué depuis l’album précédent, élargissant la place accordée aux composantes acoustiques (violoncelles, alto, instruments à vent…) et le grain vocal de Mark Hollis est plus fragile, plus diaphane et plus mélancolique que jamais. La rencontre du Rock, du Jazz et du Classique vient d’opérer une miraculeuse alchimie : la musique, dans une acception large, se diffracte à travers un prisme, nous permettant d’entrevoir les merveilleuses et douloureuses couleurs qui la composent.
Avec "Laughing Stock", l’auditeur marche pieds nus sur un tapis de soie parsemé de bris de verre. Ou quand la musique est harmonieuse dans sa dissonance. La boucle n’est pas tout à fait bouclée, notamment viendront encore la publication d’un live (rétrospectivement enregistré), un projet d’Hollis en solo (1998), ainsi que le "Missing Pieces" recouvrant le patronyme du groupe, en 2001 ; ce dernier réinterprétant "Laughing Stock", en y adjoignant trois inédits. Mais le dessein Talkien, impalpable autant qu'indélébile, est accompli.