Oubliez tout ce que vous saviez du rêve mandarine, ou presque. Tangerine Dream, à quelques ajustements près, décrète le premier virage technoïde de son oeuvre (avec anticipation, car en 1981, ce genre musical n'est pas encore clairement identifié). Cet album sera par ailleurs suivi d’un "Exit" qui s’inscrira dans une logique voisine, de sorte qu'il est opportun de parler d'une nouvelle saga (les deux projets sortiront la même année, s’il est besoin d’insister sur leur corrélation).
Alors oui, il convient de souligner l’emploi de variantes constitutives, car il serait faux d’affirmer que l’emballage est uniforme. Le magnifique 'Beach Theme', dont le thème est repris par 'Beach Scene' en plage n°5, est en décalage complet avec le reste de l’album : l’évocation émotionnelle est toute différente, les sonorités scintillantes et apaisantes vous emportent dans une dimension paradisiaque baignée de lumières multicolores, et ne ressemblent en rien à celles des claviers étouffés qui vont imposer ailleurs leurs inquiétantes vociférations. Et pourtant, l’âme du projet est une seule et même entité, sur toute la durée du programme. C’est inexplicable, mais on passe de 'Beach Theme' à 'Dr Destructo' sans la moindre perturbation sémantique, et plus loin, 'Beach Scene' ménagera la seconde parenthèse tonale, s’intégrant elle aussi idéalement dans cette suite technoïdo-synthétique tout à fait atypique.
L’étonnante performance de cet album, c’est de savoir tirer parti de recettes antinomiques entre elles, voire même éculées dans leurs dimensions individuelles : la boîte à rythme de 'Dr Destructo', si on l’isolait, se révélerait passablement indigeste. Mais ici, conjuguée au chant de claviers savamment inquisiteurs, elle participe à la montée en puissance d’une angoisse peu commune. Autre moment fort, 'Diamond Diary' est un exemple des plus parlants sur la maîtrise des Allemands à savoir composer des suites musicales imposant une loi à contre-courant ; ce morceau est aussi long et répétitif que dénué d’ennui. C’est un cheminement à la fois progressif et identique à lui-même, où la simple accélération de l’alternance entre deux notes de clavier suffit à produire une insidieuse libération d’adrénaline.
Bon, mais tout de même, une fois parvenu à 'Scrap Yard', avec sa rythmique galopante et caverneuse qui substitue le clavier aux percussions, est-ce qu’il n’est pas permis de penser que l’on commence à tourner en rond ? Hé bien pas vraiment, car cette fois, c’est la dimension cosmique qui vient s’ajouter au projet, à grands renforts de nappes synthétiques tour à tour ténébreuses, majestueuses, cérémonieuses.
"Thief", c’est l’un des opus de Tangerine Dream où le jeu de claviers inlassablement et alternativement galopants, rampants, fuyants, aériens, interrogateurs, insaisissables, accusateurs, s’impose du début à la fin en chef d’orchestre de la scène musicale. Il y a eu, et il y aura des albums où le déguisement de la mise en forme s’est avéré (s’avèrera) nécessaire pour que la lassitude de cette expressivité synthétique ne prenne le dessus sur la trame narrative. Mais avec "Thief", les claviers deviennent vocalises et il n’y a pas un moment où ils n’ont quelque chose à nous dire.
En conclusion ? Bienvenue dans la sphère Techno du rêve mandarine... Cet album ne ralliera peut-être pas tous les suffrages, mais il jette un nouvel éclairage sur la réserve créative de ce trio germanique, véritable caméléon musical de l’ère électronique... d’hier à aujourd’hui !