Tangerine Dream, en 2011, c’est la formation de Rock électro avoisinant les 80 albums studio et autres BO cinématographiques... Sans parler des projets Live, compilations, EP... Mais, en 1974, nous n’en sommes encore qu’au commencement, et les Allemands du rêve mandarine n’ont pas encore conquis un très large public, leurs productions essentiellement bruitistes, expérimentales ou krautrock s’étant montrées assez difficiles d’accès, jusqu’à présent. "Phaedra" ne peut pas être considéré comme l’aboutissement de l’inspiration du début, initiée par Klaus Schulze, mais quoi qu'il en soit, il va changer la donne.
Pas de conclusion hâtive: le projet n’est certes pas celui qui va révéler les talents mélodiques de la formation; néanmoins, à partir de maintenant, la planète n’ignorera plus le nom de Tangerine Dream, que l’on va désormais associer aux concepts de musique cérébrale, planante, psychédélique, en provenance d’une dimension parallèle. L’usage soutenu du Moog, aux harmoniques électrisées et évoquant une atmosphère de jugement dernier, un instrument qui n’est pas encore très connu du public, aura sans doute contribué à l’émergence de ce succès. Une réussite se confirmant au moins sur les 10 années qui vont suivre.
Les claviers de "Phaedra" ne chantent pas, mais ils dansent, ou bien soliloquent, dans un langage nébuleux. Leur musique ne charme pas, elle hypnotise. Cette ambivalence va courir quasiment sur toute la durée de l’album ; le titre éponyme, par exemple, est semblable à une onde électromagnétique aseptisée, mais fixant «l’attention» de son récepteur de manière exclusive, empêchant ainsi la captation de toute autre source de «rayonnements».
'Mysterious Semblance...', pour sa part, porte assez bien son interminable nom. Ses nappes de claviers cosmiques dépeignent un monde des plus étranges, où la frontière entre bien-être et malaise se veut totalement diluée, à tel point qu’une substance de saveur inconnue se met soudain à dégouliner sur les cellules ciliées (et ce ne sera pas la dernière fois que le trio s’ingéniera à hybrider les émotions). Seules les flûtes assourdies de 'Sequent C', refermant la marche, avouent davantage leur penchant méditatif et mélancolique. Les points de repères émotionnels, au sens cartésien, sont très difficiles à débusquer sur la planète insolite de "Phaedra".
Vous souvenez-vous de ce monolithe noir extraterrestre, imaginé par Stanley Kubrick dans son épique Odyssée de l’Espace ? Si les vocalises sombres et terrifiantes qui l’accompagnaient dans le film sont celles que l’on retrouvera sur le "Rubycon" de Tangerine Dream, c’est pourtant "Phaedra", un an plus tôt, qui s’adjuge en premier la capacité à focaliser l’esprit sur ce genre de fantasmagorie visuelle. Un objet lisse, glacial, tranchant, d'une angoissante inertie, suspendu dans le temps et dans l’espace, et drainant un mystère absolu. La musique, c’est du bruit qui pense, a dit Victor Hugo. Voilà qui pourrait fort bien s’appliquer au credo de "Phaedra".
L’album n’est pas celui qui pourrait se prétendre le plus représentatif de la griffe mandarinienne, dans une acception large, mais il annonce néanmoins l’avènement d’une nouvelle période, celle de l’âge d’or musical de l’Edgar Froese Gruppe.