Que faire par la suite quand on a accouché d'une œuvre aussi définitive, aussi effrayante, que Ordo Ad Chao ? Aller au-delà, faire pire dans la noirceur nihiliste, est impossible. Et bien on quitte le groupe - Mayhem donc - auquel on a permis de survivre après la mort de son leader Euronymous en 1993, et on se concentre sur Ava Inferi. Nous voulons parler là bien sûr de Rune Eriksen, plus connu sous le nom de Blasphemer. Tout le monde sait que pendant quatorze ans, il a écrit la quasi-intégralité du répertoire de la légende norvégienne. Nombreux pourtant ignorent que depuis 2005, il a posé sa guitare quelque part entre la Scandinavie et le Portugal avec ce groupe dont il partage l'identité avec sa compagne, la chanteuse Carmen Simões. A des années-lumière du black metal, qu'il honore également avec Aura Noir, dans une veine plus thrash toutefois, Ava Inferi navigue dans les méandre d'un doom ténébreux plus atmosphérique que gothic. Chaque nouvelle offrande marque une étape supplémentaire vers la perfection, l'équilibre. Burdens en 2006, en dépit de titres superbes, souffrait encore d'être mal dégrossi. Le potentiel était pourtant déjà là, il ne demandait qu'à s'extraire de sa gangue...ce que The Silhouette, l'année suivante, a contribué à faire.
Blood Of Bacchus illustre que le duo, secondé par de solides musiciens de la scène lusitanienne, a atteint une forme de maturité. Mieux écrits car plus travaillées (comme en témoigne par exemple le long - plus de 9 minutes - "Appeler les loups"), ces complaintes réussissent mieux encore que leurs devancières à conjuguer la froideur de la Norvège et la chaleur crépusculaire du Portugal. Proche du fado, ces chants plaintifs traditionnels de son pays (influence évidente lors de l'entame de "Tempestade", que vient enténébrer qui plus est un violon aux accents graves, ou sur le terminal "Memoirs", poème dont la noirceur profonde n'a d'égale que la triste beauté), la voix mystérieuse de Carmen pleure une mélancolie infinie, que viennent toujours souligner, renforcer même, les riffs lourds de Blasphemer.
Sous-estimé, celui-ci s'impose comme un des guitaristes les plus habités du circuit. Son jeu possède une âme, une vraie. Surtout, avec intelligence, le musicien sait se mettre au service d'un tout. Il tisse une toile obsédante, discrète mais pourtant essentielle car elle emprisonne dans ses fils tous les morceaux, à commencer par l'introductif et instrumental, "Truce". Rune possède un son tellurique absolument énorme (ceux qui ont assisté au concert, qui n'a du reste pas fait l'unanimité, de Mayhem à Paris en 2007, s'en souviennent certainement encore !) grâce auquel il dresse une cathédrale sonore dont les arcanes s'enfoncent dans les profondeurs de la terre. Le démentiel "Be Damned" en est ainsi la plus parfaite illustration, longue pièce qui débute comme un blues étrange avant d'osciller entre pulsation hypnotique et enclume qui laboure les chairs, irriguée qu'elle est par ces riffs durs et sentencieux.
D'un sombre romantisme, Blood Of Bacchus est une œuvre qui se mérite, doit s'apprivoiser. Basé sur une trame plus complexe qu'il n'y paraît de prime abord, son menu ne dévoile sa richesse que peu à peu. Il faut parvenir à percer le voile brumeux qui l'enveloppe pour mesurer sa beauté vespérale et le travail d'écriture admirable qui se cache derrière. Si ses premières respirations, "Last Sign Of Summer" et "Colours Of The Dark", s'agrippent à la mémoires assez rapidement, la seconde partie de l'album se veut plus délicate à aborder, comme le prouve "Blood Of Bacchus" qui serpente au milieu de multiples paysages rongés par le désespoir. Immense !
Ava Inferi signe alors son œuvre la plus aboutie, aidé en cela pour le mastering de la vision toujours aiguisée de Dan Swanö. Un album écrasé par les ténèbres car chaleur ne rime pas uniquement avec soleil. Blood Of Bacchus le démontre avec une glaciale puissance.