Si "My Generation" pêchait par un manque de cohérence avec un groupe semblant tiraillé entre pop, rock et rythm'n'blues, et peut-être encore trop jeune pour avoir la lucidité suffisante leur permettant de prendre du recul, "A Quick One" montre à quel point les Who ont su mettre à profit l'année qui sépare ces deux productions pour se peaufiner un style qui leur réussisse.
Désormais, les Who se concentrent sur du rock simple et direct, des chansons courtes, voire très courtes (pratiquement tous les titres font moins de trois minutes), avec une structure couplet/refrain/break musical. Rares sont les titres de l'album, bonus compris, qui dérogent à ces règles : 'Cobwebs & Strange', titre-gag aussi euphorisant que le sera 'An Effervescing Elephant' de Syd Barrett, où une flute suraigüe, une grosse caisse, une trompette d'harmonie et un trombone discret jouent une ritournelle dérisoire de plus en plus vite, entrecoupée entre chaque accélération de solos de batterie dignes du Muppets Show, 'A Quick One While He's Away', la longue suite qui donne son titre à l'album, sur laquelle nous reviendrons, ou encore le dispensable medley 'My Generation/Land Of Hope And Glory' qui enchaine le début du célèbre titre des Who à un classique interprété de façon caricaturale.
Néanmoins, ces exceptions ont en commun avec les autres titres un humour, parfois féroce, parfois déjanté, qui se manifeste au travers de textes burlesques, de chœurs forçant dans les aigus ('Heatwave', 'Don't Look Away', 'See My Way', 'Bucket T') quand ce n'est pas le chant lui-même ('Doctor, Doctor', 'In The City'), de badabada, lalalalala et autres whouhouhou parsemant les chansons ('See My Way', 'So Sad About Us', 'A Quick One While He's Away', 'Happy Jack'), de yodel tyrolien ('Boris The Spider') ou de voix d'outre-tombe (le même 'Boris The Spider', irrésistible).
L'ironie du groupe est palpable : tout en donnant l'air de s'amuser, il produit cependant une musique riche, réfléchie, mélangeant bonne humeur et gravité. L'effet est immédiat : on se prend à fredonner, à taper du pied ou des mains, à esquisser un pas de danse, le sourire aux lèvres mais un léger vague à l'âme.
Tous ces éléments se retrouvent dans les neuf minutes de 'A Quick One While He's Away' qui donne son nom à l'album. Rien que le titre égrillard est un pied-de-nez à l'establishment, à tel point que les prudes Etats-Unis des années 60 le rebaptiseront en "Happy Jack". Autre facétie hilarante, les "cello cello cello" chantés en chœurs à la fin du titre pour remplacer les véritables violoncelles souhaités par Townshend que le producteur n'avait pas voulu financer.
La suite est constituée de six courts morceaux musicalement différents, mais enchainés les uns aux autres et racontant une même histoire, un procédé que réutiliseront les Beatles sur "Abbey Road". Mini-opéra avant l'heure contant l'histoire d'une belle qui se console momentanément de l'absence de son amant dans les bras d'un routier complaisant avant le retour de son amoureux, chaque membre se relaie au chant, Daltrey endossant le rôle du conteur, Entwistle celui du routier et Townshend celui de l'amant, prémices d'un certain "Tommy".
Si le disque d'origine était relativement court (32 minutes), la version CD est rallongée de bonus constitués de faces B ou de singles qui, pour une fois, ne dénaturent pas l'œuvre d'origine mais prolongent au contraire un plaisir dont vous auriez grand tort de vous priver.