Redécouvrir In Reality We Suffer aujourd'hui, soit neuf ans après sa conception, sept ans après sa publication via l'éphémère label Codebraker, et surtout trois ans après la mort du chanteur Johan Carlzon, emporté par une overdose et non pas à cause d'un suicide qui n'aurait pourtant étonné personne, se veut des plus troublants car cette seconde saignée suinte une telle odeur funèbre qu'on est bien obligé, comme dans le cas de son tardif successeur, le posthume et (douloureusement) bien nommé The Dead End, de l'aborder à l'aune de la mort de celui qui fut pour beaucoup dans cette décrépitude absolue qui le ronge tout du long. Ceux qui ont rencontré le Suédois confirmeront un caractère perturbé qui poisse et gangrène ce Doomcore vicié dont la suffocante pesanteur n'a depuis plus jamais été atteinte par quiconque, peut-être même pas par le groupe lui-même.
S'affranchissant de ses racines Hardcore, encore évidentes sur When It Falls Apart (2001), Abandon s'enfonce sans aucun espoir de retour dans une mine de charbon. Des guitares déglinguées, maladives, une rythmique corrosive et surtout des éructations caverneuses et désespérées forment la passerelle menant dans les profondeurs de la dépression. In Reality We Suffer, c'est 75 minutes (et onze pistes) écrites à l'encre noire du désespoir où aucune lumière ni chaleur ne parviennent jamais à se glisser, ne serait-ce le temps d'une pause salutaire que l'on attend en vain et que n'incarnent même pas les courtes balises instrumentales parsemant l'écoute. Non, les Suédois poussent à son paroxysme la lourdeur malsaine et un malaise qui vous ronge, capable avec un seul accord de "In Hopelessness Enlightened" de faire passer tous les soi-disant suicidaires du Black Metal pour de joyeux drilles du Club Dorothée !
On en est là avec ce Golgotha dont les 25 dernières minutes atteignent en un final plus ou moins anonyme des sommets de douleur pétrifiée qui gravite constamment au bord de la rupture. La marche funèbre terminale, en fait une ghost track basée sur la répétition durant un quart d'heure (qui pourrait en durer le double) d'un seul coup de boutoir pachydermique qui vient s'écraser contre les récifs dressés par une batterie sous perfusion, ruissèle une telle tristesse, un tel sentiment de d'inexorabilité, que l'on ne peut qu'être meurtri dans la profondeur de notre chair et de notre âme en l'écoutant religieusement, seul face à soi-même, étendu en scrutant le plafond peu à peu rongé par l'obscurité.
Ne pouvant enfanter son art dans la douleur, Abandon est un groupe dont la rareté n'a d'égale que la vertigineuse noirceur qui le plombe et In Reality We Suffer restera comme le cri de haine le plus désespéré jamais entendu car il laisse dans la mémoire de celui qui le vit, d'éternelles crevasses. Immense et d'une beauté déchirante.