Alphaville n’a rien perdu de son savoir-faire onirique. Mais tel un maestro de la transmutation, avec "The Breathtaking Blue", le groupe échange soudainement sa synthpop tonitruante contre un Jazz-Rock survitaminé, à la croisée de l’inquisition et de la plénitude spirituelles. Ne vous y trompez pas : il s’agit bien d’un album de la bouillante formation germanique, décoché avec une ferveur identique à celle des deux précédents opus. Le vocal liturgique, l’impérieuse instrumentation de 'Romeos' sont reconnaissables entre mille. Mais si les orientations artistiques de "Forever Young" et d’ "Afternoons In Utopia" s’avouaient très voisines l’une de l’autre, cette fois, nos Allemands changent leur cuisine. Et c’est bien simple, ils montrent qu’ils savent tout faire !
En premier lieu, exit, sur ce projet, toute forme de velléité disco-dance. L’homogénéité de l’atmosphère n’en devient pas irréprochable pour autant, car les registres parcourus ici embrassent une telle diversité qu’un véritable kaléidoscope émotionnel apparaît au fur et à mesure que défile le compteur. Cette diversité thématique et tonale va également se répercuter au sein même de certains morceaux, pourtant tous formatés sur d’assez courtes durées. Cherchez-vous quelque inspiration contemplative en mesure de sublimer un moment de relaxation estival, le corps à l’abandon sur le sable fin d’une plage paradisiaque ? Les deux pépites du genre encadrant le projet, 'Summer Rain' et 'Anyway', sont taillées sur mesure pour cela. Préférez-vous les mid-tempo péremptoires et prédicateurs du trio germanique ? 'Romeos' est fait pour vous. Adeptes de songes mélancoliques inexorables, vous trouverez votre compte avec 'She Fades Away', et si vous êtes plus familier d’une morosité subtilement méditative, vous ne pourrez plus vous défaire de 'Heaven Or Hell'. Inconditionnel d’élans franchement festifs ? Essayez la Pop électro d’ 'Ariana', aux couleurs jazzy, et avouez donc : à quelle période remonte la découverte d’un cocktail sonore aussi audacieux et surprenant, à la fois austère et saisissant, rétro et imprévisible ? 'Patricia’s Park' (premier instrumental du répertoire d’ Alphaville) mérite lui aussi une oreille attentive : vous pourriez y découvrir une étonnante (et inédite ?) substance, croisant la symphonie occidentale et l’expression d’une savoureuse sagesse sino-asiatique.
Mais "The Breathtaking Blue" ne se contente pas d’une exploration thématique en parade rigoriste de 14 juillet. Avec 'The Mysteries Of Love' et 'Middle Of The Riddle', les Allemands signent deux de leurs titres les plus talentueux, attestant d’une capacité d’écriture complexe totalement aboutie. Sur une trame festive résolument décalée, alternant réjouissances euphoriques et circonspection tourmentée (voire torturée), un foisonnement de figures de styles est copieusement dispensé : phrasés instrumentaux dérapant ou syncopés, en réponse au chant; vocalises multiples, rampantes et stridentes, introspectives, cérémonieuses ou ésotériques; breaks rythmiques, soli de guitare en costume de trublions narratifs… Il faut tout particulièrement saluer le talent de Marian Gold qui explore ici toute sa gamme oratoire, en passant continuellement et sans ambages du grave aux aigus, avec une justesse inouïe. Enfin, il serait impardonnable d’oublier l’évocation du merveilleux moment porté par 'For A Million', une indicible rêverie atmosphérique, qui non seulement excelle dans sa vocation émotionnelle, mais qui ne s’avoue pas avare d’originalités, elle non plus.
L’instrumentation a évolué vers celle d’une orchestration quasi complète, faisant notamment une très belle place à l’emploi des cuivres, des guitares, de chœurs, et reléguant dans un même temps celui de l’artillerie électro-synthétique au second plan. Et quand vous saurez qu’un certain Klaus Schulze a produit le tout et participé au mixage, vous n’aurez plus de doute sur le sérieux de la démarche… Si "Afternoons In Utopia" marquait l’étape d’une musique totalement parvenue à maturité, "The Breathtaking Blue" s’adjuge sans aucun doute les palmes de l’inventivité de cette discographie. Un album inclassable, forçant le respect.