"Prostitute", album de tous les superlatifs. Les teintes rouge et noir du booklet ne peuvent davantage tenir de l’à-propos: elles symbolisent les très fortes empreintes sémantiques qui caractérisent ce 4ème album studio, flirtant avec les dogmes de l’album-concept (même si sa construction segmentée à l’extrême, avec pas moins de 16 plages, accrédite plutôt l’hypothèse d’un découpage radio-standardisé). Son titre n’est pas moins évocateur: âmes sensibles, s’abstenir… L’objectif du projet, véritable exutoire expressif, ne s’embarrasse d’aucun puritanisme - lyrics à l’appui.
Rarement Alphaville n’aura autant associé et entremêlé le yin et le yang, passion et machiavélisme, enfer et libération de l’esprit. Cette alchimie prend insidieusement son essor à l’ouverture de l’album, avant de trouver son apogée avec 'Ascension Day'. Sous la forme d’un déluge rythmique et instrumental survolé du vocal en transes de Marian Gold, l’inéluctable déchéance de la destinée humaine est changée en summum de libre arbitre: Do what you want and then die when you want to !… D’aucun pourront y voir, c’est vrai, une diabolique et sulfureuse incitation mortifère… Et Marian Gold de clamer encore: This is the Age of most vicious infection, these are the times of terror and pain […], We’re gonna live in the dreams that we seek !… Si 'Ascension Day', toujours lui, affirme aussi en son foisonnement narratif, We’re gonna play with the whores in the rain, la plage suivante magnifie littéralement le concept de l'amour platonique: When you smile at me, it’s just that special love, a kind of liberty I never felt before… Avec ce slow du rêve impossible et son saxophone en veine de plénitude exaltée, Alphaville atteint un niveau de lyrisme qui frôle la perfection émotionnelle. Le morceau n’aura pas bénéficié des élans promotionnels qui ont profité en son temps à l’inoubliable 'Forever Young', mais il ravirait pourtant la palme de l’excellence poétique à ce dernier - aussi bien par sa musique que par ses paroles. L’usage du conditionnel est de rigueur, car ce genre d’évaluation est à considérer avec toute la subjectivité qui s’impose.
La portion médiane de l’album permet à l’auditeur de reprendre ses esprits, sous les auspices de réflexions méditatives aux couleurs et aux sonorités changeantes (piano, composantes symphoniques et électro seront de la partie, en cohabitant les unes avec les autres sans adversité aucune), avant que la déferlante prédicatrice de "Prostitute" ne sévisse de nouveau. Les prémices seront annoncées avec 'Ivory Tower', succédant à 'Oh Patti' de la manière la plus fluide qui soit, et nous entraînant dans une course effrénée emmenée par d’inaltérables claviers stratosphériques. Cette course conduira l’auditeur à un final hybridant toutes sortes d’émotions, mêlant détresse, espoir et euphorie en un même feu d’artifice. Les paroles de la composition feront d’ailleurs directement référence à certains titres (de natures très variées) signés par nos Allemands, sur les opus précédents: 'Fallen Angels', 'Romeos', 'The Mysteries Of Love', 'Anyway'… Oscillant par la suite entre velléités cérémonieuses (comment résister au charme persuasif de 'Iron John' ?) et de fatalisme contenu ('The One Thing', 'Some People'), "Prostitute" confiera aux deux derniers morceaux le soin de parachever son œuvre.
'Euphoria' est aussi rêveur que ténébreux (le chant étouffé porte en lui la symbiose même de ces deux antagonismes). Une merveille de mélodie et d’émotion, dotée d’arrangements à couper le souffle. Quant à 'Apollo' ? Il marquera le choix définitif de proscrire le côté obscur de la force, pour reprendre une expression chère aux aficionados d’une mythique saga cinématographique; Alphaville conclut la séance sur une intouchable tonalité épique et enflammée, véritable éloge électro-symphonique à vocation hautement enivrante.
"Prostitute", en dépit (ou à cause) de son génie, a suscité quelques controverses médiatiques. Certaines critiques ont estimé qu’il n’avait plus la verve originelle de la formation germanique. Un doute sur l’authenticité de son carat ? A l’instar des véritables chef-d ’œuvres qui font rarement l’unanimité.