Tears For Fears, c’est par excellence l’emblème nouvelle vague de la période fastueuse. Le groupe est formé au tout début des années 80, à l’initiative de Roland Orzabal et de Curt Smith, deux complices de longue date. Roland et Curt officiant tous deux au chant et aux claviers (ainsi qu’à la guitare pour le premier, et basse pour le second), manque encore un batteur, et aussi un coup de main pour la programmation de l’arsenal électronique. La formation s’étoffe rapidement de Manny Elias et de Ian Stanley dans ces fonctions respectives, sans se priver de recourir également à d’autres musiciens en renforts, en fonction des projets. Tous les membres du quatuor de tête s’attèlent à la composition, et le line-up au complet est déjà impressionnant pour ce premier album.
Pourquoi un symbole de la New-Wave émergente ? Parce que tous les ingrédients y sont réunis. Tout d’abord, une sonorité parfaitement ciselée, plaçant les claviers en avant. Guitare et basse restent très présentes, mais sans que leur vocation rock, à aucun moment, ne prenne le dessus. La batterie se cantonne à parcourir les compositions de manière extrêmement linéaire la plupart du temps; quant au chant, il sied à merveille à cette culture de la nouvelle vague, affichant une tessiture à la fois ample et ouatée. Rien d’étonnant d’ailleurs à ce que les deux comparses instigateurs aient choisi de se partager la partition vocale, la similarité de leurs timbres favorisant la compatibilité. Celui d’Orzabal s’avère un peu plus tranché, et en alternant leurs prestations, les deux chanteurs permettent à la narration de moduler sa coloration, sans que la cohérence globale ne soit remise en cause.
Pour une première galette, "The Hurting" place la barre très haut. La production est solide, aucune des compositions n’apparaissant comme bâclée ou comme ritournelle de remplissage. Dès l’ouverture, avec le titre éponyme, on est frappé par la rigueur scientifique de la démarche musicale; chacun des éléments sonores semble avoir été scrupuleusement usiné en salle blanche, avant de prendre sa place au sein d’une mécanique huilée en conséquence. En clair, mixage et arrangements jouent dans la cour des grands. Les mélodies ne sont pas en reste : modernes, percutantes, et déjouant les tentations du racolage (exceptée peut-être celle de 'Suffer The Children' que les chœurs d’enfants chercheront à caraméliser, dans un goût qui ne sera pas celui de tout le monde). Si le titre éponyme, à lui seul, est assez représentatif de la verve générale, la suite n’entend sûrement pas rester à la traîne - insistons sur ce point. Plusieurs singles se retrouveront d’ailleurs sur cet album, en amont ou aval de sa sortie; parmi eux, 'Mad World' s’adjugera une immense renommée au Royaume-Uni (d’ailleurs repris par Gary Jules en 2003), mais 'Pale Shelter' ou 'Change' sont également des titres qui ne voleront pas leur succès, même si on pourrait regretter leur côté prévisible. Qu’à cela ne tienne, sur un autre versant, 'Ideas As Opiates' ou 'Memories Fade', avec leurs accents vaguement dissonants, leurs percussions fuyantes, leur doctrine alternativement rampante ou aérienne, témoignent de potentialités créatives tout à fait prometteuses, relevant d’une inspiration déjà très affinée.
Pour être doté d’une palette instrumentale étoffée et d’une généreuse variété d’influences stylistiques (Tears For Fears anticipe déjà une certaine forme de New-Wave de seconde génération), "The Hurting" peut se targuer d’une bien belle homogénéité, à la fois tonale et qualitative. Il est vrai que le projet, proche de l’album-concept (sur la thématique des traumatismes de l’enfance), largement baigné d’une atmosphère mélancolico-ténébreuse, est manifestement servi par une ambition artistique dépassant les carcans des standards radio-FM. Un album en coup d’envoi, finalement, qui restera sans nul doute parmi les plus talentueux de la formation.
NB: La réédition de 1999 embarque 4 titres en bonus supplémentaires, dont 3 versions alternatives de 'Pale Shelter', 'Mad World' et 'Change'.