Quand Ravishing Grimness sort en 1999, cela fait déjà trois ans que Darkthrone n’a rien enfanté. Fait étonnant quand on sait que Nocturno Culto et Fenriz, en véritable fonctionnaires du black metal, viennent d’habitude nous rendre visite chaque année, un peu comme la facture des impôts. Mais après le départ de Zephyrous et un Total Death au succès moindre, les deux lascars ont décidé de s'octroyer une pause leur permettant de donner un coup de main à Satyricon (pour Nocturno) ou animer des projets plus (Isengard) ou moins (Neptune Towers dans une veine Klaus Schulze/Tangerine Dream maladroite) sérieux pour le batteur. C’est donc avec une impatience non feinte, de celle du jeune puceau à l’approche de la délivrance tant espérée que nous attendions enfin une nouvelle saillie.
Visiblement, l’abstinence a été bénéfique au groupe car Ravishing Grimness, au-delà de la belle turgescence créatrice que ses deux membres affichent, apporte un peu de sang frais à l’art noir qu’il façonne d’ordinaire. C’est toujours dépouillé, âpre et d’une froideur à congeler un caribou, mais cette fois, le tandem a décidé de serrer encore davantage le frein à main en privilégiant le mid-tempo implacable. Résultat : six longues complaintes lancinantes, rampantes et sinistres dont les riffs laissent échapper un fluide, un venin obsédant qui finit par engourdir, comme celui, répétitif au point de labourer l’âme, qui fige "Ravishing Grimness" dans le stupre ferrugineux.
Tout Darkthrone repose d’ailleurs sur ce sens des atmosphères morbides et sur le sacro-saint Riff. Grésillantes et sales comme le sang des menstrues, ces guitares drainent une négativité absolue ; elles sont la colonne vertébrale de reptations maladives dans les caveaux brumeux et humide d’une misanthropie contagieuse ("Lifeless"). Elles démontrent surtout que le black metal n’est pas (et ne sera jamais) une affaire de virtuoses car il se révèle être une expression musicale avant tout instinctive, primitive, organique. Il n’est donc pas besoin de connaître son Ritchie Blackmore sur le bout des doigts pour l’honorer.
C’est pourquoi aussi, corollaire de cette approche démocratique (sur le plan technique, s’entend…, pour le fond, c’est autre chose…), on ne compte plus les opportunistes bas du plafond, les tacherons de série Z, les charlatans du Grand Bouc, les usurpateurs qui confondent feeling noir et médiocrité, transe hypnotique et fainéantise. Le black metal réclame sincérité, qualité que l’on est au moins forcé de reconnaître aux mecs de Darkthrone. Ils ne sont sans doute pas les meilleurs musiciens du circuit, mais cela ne les empêchent pas, bien au contraire, de forger des ambiances glaciales et cryptiques. Ravishing Grimness sent les bois et donne envie de taper du pied, à l’image du quasi rock’n’roll "The Beast", braillé par un Nocturno Culto plus Lemmy que jamais. "The Claws Of Time", "Across The Vacuum" et sa batterie infernale ou "To The Death" sont des coups de boutoir malsains aux émanations polluées, seins matriciels que tous les hérauts du true black tètent allègrement depuis.
Bref, œuvre charnière entre Panzerfaust et l'évolution thrashy future, Ravishing Grimness demeure un des albums majeurs de Darkthrone, tout simplement.