Si "This Was" souffrait des divergences artistiques de ses deux leaders potentiels, le problème est résolu avec "Stand Up". En effet, le guitariste Mick Abrahams part fonder le groupe de blues Blodwin Pigs, laissant Ian Anderson seul maître à bord. Pour le remplacer, ce dernier recrute Martin Barre qui tiendra désormais le rôle de guitariste sur tous les albums de Jethro Tull parus à ce jour.
Avec "Stand Up", Ian Anderson tourne définitivement la page du blues (seul 'Nothing Is Easy' se rattache encore à cette période) pour ouvrir celle du rock, voire du hard rock. Et en profite pour imprimer ce qui sera désormais sa marque de fabrique : une voix nasale assez grave, à la diction un peu théâtrale, donnant au chant de fréquentes intonations sarcastiques ou ironiques, un grand éclectisme dans le choix de ses compositions et l'utilisation de la flûte traversière comme instrument lead. Le jeu d'Anderson est très particulier et s'écarte des canons du genre. Loin de la douceur pastorale habituellement associée à l'utilisation de la flûte, Ian Anderson en fait au contraire un instrument de combat, au son particulièrement percutant et agressif, par une technique qu'il invente en parfait autodidacte, l'over-blowing, un procédé consistant à saturer le son de la flûte en soufflant très fort dedans. Par ailleurs, il n'hésite pas à reprendre sa respiration bruyamment et pousse sans vergogne des cris et grognements inarticulés tout en jouant, donnant à chaque passage de flûte une "patte" reconnaissable entre toutes.
Il suffit d'écouter 'Bourée', tube incontournable du groupe, pour se convaincre de l'efficacité du procédé. Ian Anderson ne craint pas de s'approprier un morceau de Jean-Sébastien Bach, initialement écrit pour le luth, afin de le transformer en une œuvre hybride, mi-classique, mi-rock, le charme du début et de la fin du titre encadrant la folie débridée de la partie centrale. Une véritable réussite. Mais l'intérêt de "Stand Up" ne réside pas dans ce seul titre. L'album est d'une diversité étonnante et aborde de nombreux styles avec un bonheur égal pour la plupart des titres : un hard rock zeppelinien pour ouvrir le bal ('A New Day Yesterday'), du folk ('Jeffrey Goes To Leicester Square'), du classique ('Bourée'), du rock mid-tempo ('Back To The Family'), de l'intimisme ('Look Into The Sun'), du blues ('Nothing Is Easy') ou de l'ethnique ('Fat Man'), ces deux derniers constituant le ventre mou de l'album, Jethro Tull réussissant le tour de force de garder malgré tout un style homogène.
Outre 'Bourée', "Stand Up" recèle en son sein les germes d'un futur tube : en dehors du fait que 'We Used To Know' est une très belle ballade qui monte lentement en puissance, il n'est guère besoin d'être un mélomane averti pour y reconnaître plus qu'une vague ressemblance, au moins sur les couplets, avec le fameux 'Hotel California' des Eagles qui sortira sept ans plus tard. Don Henley trainait dans le sillage du Tull lorsque celui-ci fit la première partie des concerts de Led Zeppelin. Ceci explique sans doute cela…
Led Zeppelin, Eagles, Bach et parfois un brin de Cat Stevens : un melting-pot improbable de styles qui génère un son unique, une signature à la personnalité aisément identifiable. Même si "Stand Up" n'est que le deuxième album du groupe, il est le véritable acte de baptême de Jethro Tull.