Acte 1 : 1971. La chronique salue "Aqualung" comme un album conceptuel et progressif de qualité, ce qui a tendance à énerver passablement Ian Anderson qui se défend d'avoir donné dans le conceptuel ou le progressif. Acte 2 : 1972. Avec beaucoup d'humour Ian Anderson livre "Thick As A Brick", un gros pavé parodiant les canons progressifs, de nouveau encensé par la critique qui ne décèle pas l'ironie qui se cache derrière ce disque. Acte 3 : 1973. Se piquant au jeu, Ian Anderson revient avec un nouvel opus qui cette fois se réclame résolument de la mouvance progressive. La critique descend en flamme le disque, jugé pompeux et ennuyeux.
Il faut dire que "A Passion Play" n'est pas le seul à subir les foudres de la critique. La même année, des albums comme "Tales From Topographic Oceans" de Yes ou "Brain Salad Surgery" d'ELP sont étrillés par une critique haineuse, celle-là même qui encensait ces groupes l'année précédente. Après avoir vécu un trop court âge d'or, le rock progressif commence une rapide descente aux enfers pour sombrer dans un oubli médiatique dont il ne ressortira pas, ses figures de proue étant qualifiées de stars mégalomanes délivrant une musique prétentieuse et sans intérêt. "A Passion Play" fait à ce titre partie des dégâts collatéraux infligés à un style musical voués aux gémonies après avoir été porté aux nues.
Sorti du contexte passionnel de l'époque, qu'en est-il près de quarante ans plus tard ? "A Passion Play" peut-elle revendiquer l'étiquette progressive ? Dans l'affirmative, est-elle aussi hermétique et ennuyeuse que ce que l'on en a dit ?
A la première question, la réponse est indubitablement oui : "A Passion Play" utilise tous les codes chers au rock progressif, sans que l'on puisse soupçonner Jethro Tull de les détourner à des fins mercantiles (ils auraient été mal inspirés) ou parodiques. La longueur (un seul titre dépassant les quarante minutes) ne suffit pas à le classer dans cette catégorie. Le découpage en seize chapitres explorant divers univers musicaux, l'utilisation tantôt de transitions amenées par de courts instrumentaux, tantôt de ruptures abruptes et inattendues, le recours à un thème récurrent que l'on retrouve dans 'The Silver Chord', 'Forest Dance #1' et 'Epilogue', l'alternance de douceur et de violence, d'harmonie et de chaos, de passages instrumentaux, chantés ou parlés, autant de procédés classiques aux longues suites progressives.
Concernant la qualité du disque, la réponse est plus nuancée. Jethro Tull sort de son terrain de jeux pour s'aventurer vers des espaces musicaux qui ne lui sont pas familiers. Il est étonnant de voir à quel point il converge par moments avec d'autres groupes phares de l'époque : ainsi la batterie simulant sur 'Lifebeats', le battement d'un cœur ne peut que rappeler l'introduction de "Dark Side Of The Moon" paru la même année, la prestation de Pink Floyd s'avérant cependant plus convaincante que celle de Jethro Tull. Les incessants changements couplés à une expression théâtrale parfois narrative renvoient l'écho du 'Supper's Ready' de Genesis. Plus étranges encore, sur 'Critique Oblique' et 'Overseer Overture', avec leur orgue menaçant et leur sax strident (joué par Ian Anderson), l'aspect chaotique et la noirceur de la musique, font immédiatement penser au diamant maudit du rock progressif, Van der Graaf Generator. Tout en gardant sa personnalité, Jethro Tull brouille les pistes. Ceux qui aimaient son rock dynamique et original, mais assez direct, risquent fort d'être perplexes devant ce morceau complexe et sombre nécessitant de nombreuses écoutes avant d'en découvrir le charme.
Par ailleurs, si la maestria de Ian Anderson à manier des styles différents, à marier avec subtilité les divers instruments de son groupe, à composer une musique innovante et riche, est indéniable, l'album manque de souffle épique, de l'étincelle de folie qui fait basculer un disque d'agréable à indispensable. Enfin, on peut regretter le curieux 'The Story Of The Hare Who Lost His Spectacles' au beau milieu du titre (sur le vinyle, il ouvrait la deuxième face), dont le trop long monologue exagérément théâtral sur fond de thèmes légers soulignant l'histoire, à la manière parodique d'un "Pierre et Le Loup" ou d'un dessin animé de Walt Disney, paraît quelque peu incongru.
Il n'en demeure pas moins que "A Passion Play" reste globalement un bon album et que la courte incursion de Jethro Tull dans le monde du progressif est plus qu'honorable et mérite de lui accorder une attention bienveillante.