Après un "A Passion Play" descendu par la critique pour des causes plus conjoncturelles que liées à l'album lui-même, puis un "War Child" retournant à la simplicité mais finalement peu convaincant, Jethro Tull revient en 1975 avec "Minstrel In The Gallery", soutenant la cadence d'enfer d'un disque par an qu'il s'est imposé depuis sa création. Comme s'il hésitait sur la direction artistique à suivre, le groupe, sans totalement renouer avec la sophistication de "Thick As a Brick" ou "A Passion Play", livre un album moins immédiat que son prédécesseur, se rapprochant finalement de ce qu'il avait fait avec "Aqualung".
Du coup, la critique est mitigée. Si le retour vers un hard-rock plus simple avait été salué, le manque d'inspiration des titres de "War Child" ne pouvait pas permettre à Jethro Tull de redorer son blason. Et alors qu'on croyait le groupe définitivement sorti de l'ornière du rock progressif, ne voilà-t-il pas qu'il récidive avec des compositions alambiquées, des titres longs et même une suite de près de dix-sept minutes, véritable hérésie en ce milieu des années 70 !
Oui, mais les faits sont têtus, et peu importe son obédience musicale. Il est évident que Ian Anderson a retrouvé sa muse sur "Minstrel In The Gallery" et que la collection de titres qu'il nous offre constitue probablement l'album le plus cohérent en terme de qualité musicale depuis l'origine du groupe. Si l'accueil qui lui a été fait a été aussi réservé, c'est sans aucun doute la faute de certains titres qui s'éloignent des structures traditionnelles des chansons pour présenter des mélodies plus ambitieuses ('Minstrel In The Gallery', 'Black Satin Dancer', 'Baker St Muse'). On a aussi souvent reproché à l'album d'être plus celui de Ian Anderson que du groupe, d'où l'abondance de titres folk d'où n'émergent que la guitare acoustique et la voix du leader de Jethro Tull ('Requiem', 'One White Duck / 010 = Nothing At All ', 'Grace') et c'est vrai que par moment, les chansons ressemblent presque à ce que Cat Stevens faisait à la même époque.
Et pourtant, comment rester insensible à la délicatesse, à la poésie que délivrent l'une après l'autre ces mélodies inspirées, tendres et sentimentales, à la tristesse diffuse que l'auteur, en proie à des déboires conjugaux, sait si bien nous communiquer ? Il ne faut pas écouter ce disque à l'affut d'un ou deux tubes potentiels surnageant sur l'ensemble, mais comme un tout, conceptuel non par les thèmes mais par l'atmosphère que le disque dégage. Si la guitare acoustique est effectivement très présente, c'est également un retour en force de la flûte, pour notre plus grand plaisir. La guitare de Martin Barre se fait entendre plus qu'à son tour, délivrant des solos vivifiants et électrisants. L'utilisation des violons et violoncelle est bien plus maîtrisée que sur "War Child", ceux-ci se fondant harmonieusement aux autres instruments. La basse et la batterie sont d'une rigueur métronomique et renforce la dynamique sans jamais étouffer les autres instruments. Seuls les claviers sont légèrement en retrait, parent pauvre de ce disque. Enfin Ian Anderson chante admirablement bien. Sa voix chaude s'est départie de ses accents ironiques pour dégager une émotion à fleur de peau rarement atteinte.
Des ballades médiévales aux envolées presque métal, pas un titre faible, pas de ventre mou dans cet album. Cerise sur le gâteau, les titres bonus sont pour une fois à la hauteur de ceux de l'édition originale et ne font que prolonger notre plaisir. "Minstrel In The Gallery" a la même élégance que le "Grand Hotel" de Procol Harum : un album racé, aristocratique, intelligent, profond, sensible, au charme intemporel. Un grand cru !