Son nom résonne peut-être comme un lointain écho dans la mémoire de certains. Judge Smith est en effet le co-fondateur de Van der Graaf Generator avec Peter Hammill, même s'il aura quitté l'aventure début 1969 avant l'enregistrement du premier 33 tours de ce groupe. Occupé par différents projets musicaux, allant de la conception de spectacles scéniques à la composition pour d'autres artistes, la création de livrets d'opéras modernes, la musique d'une série TV et même la réalisation d'un film, Judge Smith attend 1991 pour produire un premier disque, recueil de chansons écrites entre 1968 et 1977 ("Democrazy") puis 1993 pour que son premier album original voit enfin le jour ("Dome Of Discovery").
Dans les années 2000, il passe à la vitesse supérieure puisqu'il sort sept CD, dont l'un, "Curly's Airship", serait d'après lui l'album rock le plus ambitieux jamais produit à ce jour. "Curly's Airship" est également la première Songstory, dénomination qu'il donne à une forme de musique narrative qu'il affectionne et dont "Orfeas" est le troisième avatar. L'homme est complexe et l'analyse de sa musique le prouve.
En effet, "Orfeas" est assurément un concept complexe et ambitieux. Au-delà de l'argument (revisiter le mythe d'Orphée en le modernisant, Orphée devenant un guitariste rock adulé et Eurydice sa muse inspiratrice qu'il finira par perdre), c'est surtout le parti-pris de la composition qui s'avère original. Judge Smith a en effet décidé de faire enregistrer par sept formations des styles musicaux différents, chaque formation étant associée à un style. On découvre donc, par ordre d'apparition sur le disque, un barde grec chantant de façon fort ampoulée sur arpèges de guitare hispanisante, l'Orfeas Band, groupe de rock, Judge Smith utilisant sa technique de speech music sur les soliloques d'Orfeas, technique également employée lors des interviews agrémentées d'un sextet à cordes, de la musique techno pour symboliser les passages du rêve à la réalité du héros, des chansons façon opéra classique entre Orpheas et Eurydice, interprétée par Lene Lovich et enfin un groupe de métal pour la fin tragique de l'histoire.
Si le barde qui joue le rôle de narrateur est au mieux amusant, au pire agaçant, que le sextet à cordes mélange musiques romantiques et contemporaines et qu'il n'y a pas grand-chose à dire sur les passages techno et métal très balisés dans leurs genres respectifs, revenons sur les trois autres ensembles.
L'Orfeas Band joue un rock instrumental très classique, même si l'un des instruments est un accordéon relativement discret. Il sert surtout d'écrin aux deux solistes impeccables que sont John Ellis et David Jackson. John Ellis (les "mains d'Orfeas") nous régale de solos de guitare réjouissants et enlevés. David Jackson brille par ses nombreuses interventions au saxophone, dans un registre néanmoins plus sage que celui qui était le sien au sein de VDGG.
Les duos entre Judge Smith et Lene Lovitch ressemblent à des improvisations chantées : aucune ligne directrice ne se dégage vraiment de ces "chansons", c'est une conversation où les protagonistes s'expriment en notes comme dans ces comédies musicales où la musique suit les textes et non le contraire.
Enfin les six soliloques et les deux interviews utilisent une technique originale baptisée speech music grâce à laquelle chaque inflexion de la voix est transformée en son équivalent musical. La "partition" ainsi créée est alors jouée par un instrument dont le son vient se superposer à la voix, générant un phénomène d'écho, le tout servi sur une orchestration discrète. L'effet rendu est assez étonnant et les soliloques sont suffisamment courts pour que l'étonnement ne se transforme pas en agacement.
Tous ces styles s'entremêlent dans l'album, donnant un rendu pour le moins chaotique et personnel. Inutile de chercher quels titres se détachant du lot, "Orfeas" est un tout indissociable qu'on apprécie dans sa globalité ou qu'on rejette aussi totalement. Mais la créativité, l'inventivité, le soin des détails, la qualité factuelle de l'interprétation sont indéniables. Le tout saupoudré d'une bonne dose d'humour. Quant à apprécier le résultat, c'est juste une question de goût personnel.