"Larks' Tongue In Aspic"... Langues d'alouette en gelée... Ce titre, sorte de métaphore culinaire de la musique de King Crimson, a été trouvé par Jamie Muir, percussionniste de talent qui ne sera présent malheureusement que sur cet album. David Cross, violoniste, participera aussi à "Starless And Bible Back" avant d'être éjecté par le tyrannique Robert Fripp. Sans ces deux musiciens, cet album ne serait pas ce qu'il est. Cet album ne serait pas le chef d’œuvre absolu du groupe qui a créé en Octobre 1969 le rock progressif. Sans ces deux musiciens, l'intro au kalimba de "Larks' Tongue In Aspic Part 1" n'existerait pas et ce motif de violon en 5 temps, sur lequel se structurent très subtilement les développements du morceau, n'existerait pas non plus. Et c'est ce qui fait de "Larks' Tongue In Aspic" une œuvre exceptionnelle.
Après l'expérience de "Islands", Robert Fripp remanie totalement la formation : Bill Bruford de Yes (qu'il harcèle depuis 2 ans) accepte finalement de rejoindre le groupe, et John Wetton ne se fait pas prier pour chanter et occuper la place de bassiste, sans compter David Cross et Jamie Muir cités plus haut. Même si John Wetton est appelé au chant, ce dernier a encore assez peu d'expérience dans ce domaine, ce qui explique la structure bicéphale (à la manière de "Islands") de l'album : Une pièce instrumentale éponyme en deux parties qui ouvre, conclut et englobe 4 autres morceaux somme toute, très bons.
L'album débute avec "Larks' Tongue In Aspic Part 1" dont l'intro est décrite plus haut. Ce morceau, pardon, cette œuvre, est une expérience à la fois mystique et quasi-mécanique. Mystique à cause de l'intro, et mécanique à travers cette guitare ultra-saturée et qui témoigne comme jamais de la volonté d'expérimentation sonore de Robert Fripp. Ce riff surpuissant en sol (!) est soutenu par Bruford et Muir, munis tout deux d'équipements absolument étranges (glockenspiel et autres obscures percussions) qui, combinés au solo déchirant et dissonant de Robert Fripp, sonnent comme une apocalypse sonore. S'ensuit un chorus de basse assez hallucinant dans une métrique absolument diabolique qui s'évanouit pour finalement laisser la place à David Cross qui, dans une très belle cadence de violon, cite le "Lark Ascending" de Vaughan Williams. Décrire la fin serait gâcher la beauté rédemptrice de la pièce qu'il vaut mieux découvrir par soi-même.
Au sortir de cette œuvre, on se rend compte que King Crimson n'est plus comme avant : il possède désormais une force, une puissance brute qu'il peut déchaîner à tout instant sans prévenir ou, au contraire, faire monter de manière très graduelle, comme sur "The Talking Drum", chef d’œuvre modal dominé par les percussions, la batterie et la basse, et basé sur un motif dissonant très simple dont l'intensité augmente petit à petit pour exploser dans un déluge de distorsion, puis finir noyé dans des cris étranges qui introduisent "Larks' Tongue In Aspic Part 2". Ce dernier est une reprise bien plus violente du motif de violon en 5 temps de la partie 1, reprise très fluide et cohérente.
Les trois autres titres sont bien différents : "Exiles" s'illustre dans un bruitisme très expérimental mais plaisant, "Easy Money" est plus formel mais non moins excellent avec cet interlude dominé par la basse pour finalement retomber sur un 'Eaaasyy Moneeeeyy !' libérateur. Le gentillet "Book Of Saturday" fait la part belle aux mélodies vocales et a le seul défaut de ne pas durer plus longtemps.
"Larks' Tongue In Apsic" est donc, pour King Crimson, l'album de l'expérimentation sonore à travers des dissonances, des nuances et des sonorités bien plus marquées et violentes. Très certainement l'album le plus abouti du groupe. Même après une bonne cinquantaine d'écoutes, il est loin d'être lassant et se relève toujours surprenant tant il est complexe.