Il l'avait annoncé depuis la fin de 2010 mais il aura mis du temps pour l'achever, cet album solo, le premier depuis celui qu'il fit sous le nom tout simple d'Anthony en 1993, le plutôt pop "Pools Of Sorrow – Waves Of Joy".
Pour Arjen Lucassen, musicien réputé grâce à ses collaborations avec des kyrielles de musiciens et chanteurs plus ou moins connus, "Lost In The New Real" est presque une première, puisque qu'il chante lui-même, cette fois-ci. Ce n'est pas un secret, le musicien hollandais ne s'est jamais considéré comme un bon chanteur même si plusieurs des albums d'Ayreon permettaient d'apprécier son timbre léger et juvénile, souvent largement traité.
Lucassen m'avait dit et redit, "non, cet album ne sera pas metal du tout, plutôt acoustique, même" mais notre homme n'a pas pu s'empêcher d'y insérer ici et là quelques uns des riffs épais par lesquels il est connu, mais aussi et surtout de belles orchestrations et divers bruitages de synthétiseurs futuristes tout du long, sans parler de la narration menée par l'acteur fétiche de Lucassen, Rutger Hauer, célèbre pour son rôle d'androïde dans "Blade Runner". Car "Lost in the New Real" suit la tradition de l'album-concept chère à son créateur, tout du moins le premier CD. La première partie de ce double album retrace les expériences d'un certain "Mister L" condamné au 20ème siècle par une maladie incurable et mis en hibernation, puis réveillé 150 ans plus tard lorsque la médecine a permis de le sauver… Hauer joue le rôle du psychiâtre chargé de lui permettre de s'adapter à son nouvel environnement, le professeur Voigt-Kampf. Sur le second CD, cinq morceaux écartés du concept principal - sans pour autant déparer le reste - sont intercalés avec pas moins de cinq reprises, pour la plupart assez fameuses.
"Lost in the new Real" est riche en mélodies mémorables et les styles abordés sont très divers. Le heavy metal surgit quand même ici et là, notamment sur le puissant "Parental Procreation Permit", mais cela reste rare. La plupart des morceaux sont de durée moyenne, voire courts, mais cela n'empeche pas un certain côté progressif, au travers des orchestrations riches (mélange de synthés et de cordes réelles parfois) , des sonorités étranges, de contrastes inattendus et de rythmes changeants. De plus le titre éponyme est une longue suite ouvertement progressive où se mêlent la plupart des différentes influences de Lucassen et plusieurs autres titres peuvent être rattaché au genre avec leur ambiance planante, mystérieuse.
Le musicien est accompagné des batteurs Ed Warby (pour les morceaux plus rock) et Rob Snijders (pour celles plus soft) dont le son est parfois traité (comme sur le premier disque de Stream of Passion, par exemple). Le chanteur hollandais Wilmer Waarbroek accomplit un travail excellent aux chœurs et diverses harmonies vocales, arrivant à évoquer de façon convaincante la puissance et la finesse de Damian Wilson ou à rappeler les choristes du Pink Floyd sur "Dark Side Of The Moon". Enfin, Les arrangements sopnt encore une fois enrichis par des instruments classiques/ou folk : violon, violoncelle et flûte.
Ici, toutes les influences parfois mal connues de Lucassen, issues des années 60 et 70 (ses périodes musicales préférées) sont clairement audibles. Les habituelles séquences, boucles et pulsations de synthés analogiques sont typiques sur "The New Real", ce lent et sombre morceau d'ouverture où seul le refrain mélodique allège l'ambiance. Celui-ci et "Don't Switch Me Off" ou encore "Our Imperfect Race" sont illuminés de synthétiseurs planants et surtout de beaux solos de guitare aériens joués un peu à la façon de David Gilmour (guitariste préféré de Lucassen, si certains l'ignorent encore…) mais on remarque ailleurs aussi pas mal de guitares acoustiques, sur des morceaux pop rapides et très accrocheurs ("The Social Recluse" sur le second CD, par exemple).
De la pop psychédélique britannique des années 60, on retrouve l'ambiance joyeuse et quelque peu modernisée de son album de reprises sorti sous le pseudonyme "Strange Hobby" datant de la même époque que celui d'Anthony. Des chansons comme le joyeux et orchestral "When I'm One Hundred Sixty-Four" et surtout le sautillant "Pink Beatles In A Purple Zeppelin" avec un piano et un orgue dominant rappellent les Beatles. Le très entrainant "Dr Slumber's Eternity Home" déboule sur un rythme au swing irrésistible avec un mur de guitares acoustiques, des chœurs superbes et un violon, plus quand même un bon gros solo de guitare électrique harmonisé qui évoque quelque peu Brian May. N'oublions pas les influences celtiques arrivées depuis quelques années, et que l'on retrouve sur "Where Pigs Fly" ou "You Have Entered The Reality Zone" – au rythme pourtant assez lourd. Et enfin, à part le long morceau titre un autre sommet de l'album est le relativement court mais grandiose "Yellowstone Memorial Day", qui évoque le meilleur de "Dark Side Of The Moon" mais avec quelques guitares metal et un refrain d'une puissance remarquable.
Certains pourront reprocher à l'album de proposer un cocktail déjà connu mais les influences du musicien tellement vastes et le côté metal d'Ayreon ou Star One nettement moins prononcé y apportent tout de même une certaine fraicheur. Il y a même une surprise avec "E-Police" qui est un hommage assumé au rock teinté de pop légère de Cheap Trick.
Côté reprises on a trois classiques assez prévisibles : le grandiose "Welcome To The Machine" de Pink Floyd, raccourci à moins de cinq minutes mais aussi sensiblement modifié, tant sur le plan des arrangements qu'au niveau de la mélodie (quoi que les parties de synthés soient similaires), avec un riff de guitare énorme vers les refrains. Arjen ne gueule pas comme Gilmour par contre. On appréciera ou pas mais, au moins, ce n'est pas de la copie pure et simple. Ensuite, "Veteran Of Psychic Wars" de Blue Öyster Cult est somptueux, assez fidèle à l'original, un peu plus ample et chanté d'une voix moins dramatique. Plus contrastée est la version de l'acoustique mais épique "Battle of Evermore" de Led Zeppelin, où Arjen est épaulé par une jeune Hollandaise surnommée Elvya Dulcimer, qui chante d'une vois angélique et joue effectivement… du dulcimer (notre tympanon) ! Différence : l'apport d'une batterie à la John Bonham et un final à la guitare électrique, plutôt heavy. Moins attendus : une version plus rock et très accrocheuse de "Some Other Time" du Alan Parsons Project et le bref et étrange "I'm The Slime" de Frank Zappa, avec la voix passée au mégaphone, un riff de guitare accrocheur, cet humour bizarre zappaien, avec par exemple la voix trafiquée pour paraître beaucoup plus grave !
Il aurait finalement été assez logique d'intégrer les cinq morceaux originaux du second CD sur le premier et de séparer les reprises intercalées ici avec ces derniers mais ce n'est qu'un détail. L'ensemble est de grande qualité, varié, mélodique en diable, avec ce concept intelligent et une ambiance dramatique à laquelle les petites narrations (sur fonds de synthés) de Rutger Hauer ne sont pas étrangères. La voix de Lucassen possède un charme certain et apparait ici plus assurée que jamais. Aussi "Lost In The New Real" se révèle-t-il être un disque superbe, moins sombre que ceux de ses projets Guilt Machine et de Star One, plus diversifié aussi. Enfin, ajoutons que le musicien a voulu stopper la "guerre du volume sonore" très à la mode ces dernières années en mastérisant ce disque moins fort et en mettant nettement moins de compression que dernièrement, ce qui permet d'apprécier encore mieux le son d'une clarté remarquable !