Il est des albums qui ont marqué l’histoire du Rock, non seulement par leurs qualités intrinsèques, mais également pour ce qu’ils ont pu représenter. "Let It Bleed", s’il est également pétri de qualités artistiques que nous aborderons dans quelques lignes, représente une charnière dans l’existence des Rolling Stones. Enregistré sur quasiment un an au travers des Etats-Unis, parfois dans le cadre de sessions non autorisées par les autorités américaines, cet album a également l’originalité de compter parmi ses musiciens, Brian Jones et Mick Taylor. Le premier, guitariste historique et fondateur du groupe, n’apparait que sur 2 titres, et encore, pas en tant que six-cordiste. En effet, complètement détruit par ses problèmes d’addiction, il sera viré du groupe en cours d’enregistrement avant de décéder 3 semaines plus tard, noyé dans sa piscine. Le second, arrivé en cours de route, ne jouera pas sur plus de titre, n’ayant pas encore eu le temps d’être réellement intégré.
Ce sont donc Mick Jagger et Keith Richards qui profitent de leur complicité et de leur inspiration débordante, pour régner sans partage sur les 9 titres de ce qui deviendra une légende incontournable. Il faut dire que c’est à un véritable voyage au travers des terres nord-américaines que nous convient les sujets de sa gracieuse majesté, que ce soit le long des voies d’un chemin de fer, le temps de la reprise du "Love In Vain" de Robert Johnson, des rues de Chicago en suivant les pérégrinations d’un tueur psychopathe sur le blues apocalyptique de "Midnight Rambler", ou du ranch texan sous le porche duquel Jagger et Richards ont composé "Country Honk", version campagnarde de ce qui deviendra plus tard le tube "Honky Tonk Women" sous l’influence de Mick Taylor.
Les instruments extérieurs à la formation de base sont également légions et participent à l’immense richesse de cet album, et nous retiendrons particulièrement le piano bastringue de Leon Russell et le saxophone enflammé de Bobby Keys sans lesquels "Live With Me" perdrait de sa fougue contagieuse, ou le piano de Ian ‘Stu’ Stewart qui mène un "Let It Bleed" aux paroles désabusées et à la montée en puissance toute en maitrise, en compagnie de la slide de Keith Richards. Mais que serait également l’obsédant "Gimme Shelter" sans les chœurs féminins de Mary Clayton ? Car c’est elle qui laisse éclater la rage jusque-là à peine contenue par Mick Jagger après une introduction aux arpèges inquiétants et un détour par les quartiers malfamés d’une mégalopole US, et donne toute sa puissance au refrain imparable désormais entré dans la légende : "Rape, murder, it’s just a shot away ! ".
"Let It Bleed", c’est également le premier titre chanté officiellement dans son intégralité par Keith, le temps d’un blues écorché ("You Got The Silver") sur lequel Brian Jones vient poser quelques notes d’autoharp. Mais c’est surtout quelques monuments qui brillent toujours de milles éclats de nos jours. Nous avons déjà parlé de l’hypnotisant "Midnight Rambler" qui nous entraine dans une transe démentielle, variant les rythmes et les intensités, mais nous n’oublierons pas le déchainement d’un Mick Jagger habité sur un "Monkey Man" nocturne et funky. Enfin, "You Can’t Always Get What You Want" vient clôturer l’ensemble tel un sermon sur la relativité de l’existence, introduit par une chorale angélique et déroulant ses orgues vers une ambiance gospel pour un résultat mélangeant sagesse et mélodie.
"Beggars Banquet" avait marqué le passage des Rolling Stones à un niveau supérieur, "Let It Bleed" vient les installer définitivement aux sommets de la hiérarchie du Rock qu’ils se partagent désormais avec leurs compatriotes des Beatles. Varié et cohérent comme un voyage au travers des Etats-Unis, cet album est une pierre angulaire d’un mouvement musical en concentrant toutes ses facettes et sa quintessence au sein de 9 chansons qui marqueront l’histoire du Rock à jamais !