Décrire un album d'Esoteric, groupe aussi rare que précieux (un signal de vie tous les quatre ans en moyenne), relève toujours de la gageure, tache rendue plus ardue encore par la durée que ne manque jamais d’étirer jusqu’aux limites du supportable son principal compositeur, Greg Chandler, activiste réputé de l’underground britannique. Car Esoteric ne ressemble à rien de connu. Il faudrait quasiment inventer un nouveau langage pour être à même d’évoquer le fruit de ses recherches artistiques. Aucune balise à laquelle s’agripper ne flotte à la surface de cet océan monstrueux et indescriptible.
Explorateurs de sphères inconnues, les Anglais sont les seuls à graver une musique à la fois aussi extrême et aussi belle. Parler de funeral-doom semble presque absurde pour qualifier cet art d’une densité absolue. Certes, tous les invariants propres au genre sont bien alignés, à commencer par la lenteur douloureuse, pétrifiée (et encore pas toujours comme l’illustre "Beneath This Face" et surtout le brutal "Causus Of Mind") de complaintes forcément interminables ainsi que les atmosphères suicidaires qu’elles drainent avec largesse, mais le groupe sait s’en affranchir avec brio et insolence.
S’il reprend le format double de Epistemological Despondency et de The Pernicious Enigma, The Maniacal Vale trace en revanche un sillon similaire à son aîné de quatre ans, Subconscious Dissolution Into The Continuum, en moins accessible encore. Ce cinquième opus déverse un magma sonore vertigineux, grouillant et nébuleux, pollué par des couches d’effets et par la voix lointaine et extra-terrestre de Chandler. Les sept plages qui le composent finissent par se confondre, se fondre les unes dans les autres en un labyrinthe dans lequel il apparaît bien difficile de ne pas se perdre.
A l’instar de ses prédécesseurs, The Maniacal Vale est une sorte de Janus musical, arborant donc deux visages à la fois distincts et complémentaires. D’un côté, on a rarement entendu une musique (?) aussi noire, aussi oppressante, aussi abyssale. Mais de l’autre, elle possède cette faculté peu commune à décoller vers le cosmos ("Circle", "Silence", l’apothéose de cette ration pantagruélique). Funéraire, ténébreux et planant (deux caractères à priori antinomiques que le groupe parvient pourtant à accoupler avec une aisance incroyable), son doom singulier et personnel irradie une incandescente beauté presque hypnotique.
A l’heure des chansons code-barres préfabriquées, d’une production souvent aseptisée et inodore, Esoteric, plus que jamais, a quelque chose d’un trésor qui se mérite. Nombreux sont ceux qui renonceront certainement à faire l’effort de pénétrer les méandres de son intimité. Il faut reconnaître d’ailleurs que ce The Maniacal Vale, rempli jusqu’à la gueule avec ses sept compositions pour près de deux heures d’écoute, pourra en rebuter plus d’un. Mais une fois ses barrières franchies, vous ne pourrez plus échapper à ses charmes caverneux. Une invitation dans les abîmes de l’univers.