Le destin joue parfois de drôles de tours. Ainsi on peut se demander si Robert Wyatt, ex Soft Machine, aurait eu l'idée de donner le jour à une œuvre comme "Rock Bottom" s'il n'avait été victime d'un accident (une chute de 4 étages) en cette année 1973, le clouant à 28 ans et pour le restant de ses jours dans une chaise roulante. Certes une partie du matériel contenu dans cet album avait été écrit avant cet accident et Robert Wyatt s'est toujours défendu d'avoir livré une œuvre autobiographique. Il n'empêche, la magie du disque tient à une mélancolie profonde distillée par le chant et la musique dont la justesse et la sincérité touchent l'auditeur droit au cœur. To hit rock bottom signifie "toucher le fond". Pourtant, si l'album est doux-amer, il n'est pas désespéré, mais le chant fragile, haut-perché, s'immisce au fond de votre être et fait résonner une fibre émotionnelle à chaque syllabe. Pas besoin de comprendre le sens des mots, le timbre suffit à vous bouleverser. Les textes décalés et poétiques, tantôt fantaisistes, tantôt tragiques, renforcent cette émotion qui vous étreint, donnant une dimension irréelle et surréaliste aux chansons. Tout semble fait simplement, naturellement, et trouve sa place avec une aisance qui laisse pantois.
Pourtant le pari n'est pas gagné d'avance. Les structures des titres sont souvent floues, les mélodies parfois discordantes ('Little Red Riding Hood Hit The Road', 'Alife') ou répétitives ('A Last Straw', 'Little Red Robin Hood Hit The Road') et le minimalisme est de rigueur tout au long du disque. Percussions anémiques, notes de piano ou de synthé égrenées parcimonieusement, chœurs désincarnés délivrent un inquiétant message, laissent l'impression que la musique s'est engluée dans le temps. Les effets qui peuplent l'album en effrayeront peut-être certains. Pourtant, aucun n'est inutile, chacun arrive à point nommé pour surprendre et maintenir l'intérêt à son plus haut niveau, de la première à la dernière seconde. Sur 'Sea Song', c'est le chant façon scat qui étonne, des vocalises sous forme d'onomatopées imitant un langage inarticulé et pourtant poignant. Enfin, la structure en miroir de 'Little Red Riding Hood Hit The Road' vaut qu'on s'y attarde. Sur sa première partie le chant est intelligible sur une musique assez discordante (en fait, l'enregistrement d'un morceau de trompette passé à l'envers). Puis au beau milieu du titre, c'est le chant qui est inversé, accompagné de la trompette à l'endroit cette fois-ci. Ainsi le morceau souffre d'un décalage chronique, la voix et les instruments n'arrivant jamais à se synchroniser, les vents ressemblant à un chœur de moustiques affolés.
Si 'Alifib' ne réutilise pas la technique du scat, elle s'en rapproche par les nombreuses allitérations qui truffent le morceau ('not nit, not nit, no, not nit, nit folly'). Quant à 'Alife', elle reprend le texte d'Alifib' mais substitue au chant doux et triste un débit saccadé et incohérent, à la limite de la folie, interrompu par la voix ferme et raisonnable d'Alfie/Alifib/Alife (Alfreda Benge, la compagne de Robert Wyatt, poétesse et parolière de nombreuses chansons, et illustratrice de ses albums). Le même procédé est repris sur les deux 'Little Red' où le poète Ivor Cutler égrène le même texte, sur le ton de la conversation pour 'Riding' et d'un récitatif dépassionné pour 'Robin'.
Au-delà des innombrables inventions qui agrémentent ce disque, l'essentiel réside pourtant ailleurs. Volontairement minimaliste, sans virtuosité tape-à-l'œil (même si celle-ci est bien présente), "Rock Bottom" est un chef d'œuvre intemporel d'une rare sensibilité. Peut-être parce que Robert Wyatt n'a pas cherché à plaire, que sa musique sans concession n'est que le reflet des sentiments qu'il éprouve dans une épreuve pénible, et que sa sincérité dépasse les structures conventionnelles pour s'imposer. De touches impressionnistes en notes aigrelettes qui pleurent/pleuvent en boucles, Robert Wyatt livre un monument incontournable et inclassable. Un immense classique du XXème siècle.