Si "Ruth Is Stranger Than Richard" est le troisième album officiel de sa discographie, Robert Wyatt affirme qu'il s'agit en réalité du second, considérant que sa carrière solo débute avec le magnifique "Rock Bottom". Difficile d'ailleurs de donner une suite à cet album surnaturel. Robert Wyatt, avec sa sensibilité innée, va savoir éviter l'écueil. Jamais à court d'idées amusantes, Robert Wyatt remplace les traditionnelles faces A et B des disques vinyles par une face Ruth et une face Richard, les deux personnages à tête d'animaux fantasmagoriques de la pochette illustrée comme d'habitude par Alfreda Benge, sa compagne. Ne vous fiez pas au titre : si physiquement il est difficile de déterminer qui de Ruth ou Richard est le plus étrange, à l'écoute, cela ne fait aucun doute : la face Ruth est bien plus abordable. Peut-être parce que, contrairement à "Rock Bottom", Robert Wyatt en a confié la composition à d'autres.
Plus abordable, mais pas conventionnelle pour autant. Elle débute pourtant par un morceau enlevé, jazzy et presque dansant, 'Soup Song'. Un piano débridé, une batterie soutenue, des cuivres délurés, les sax se lançant dans de délicieuses improvisations grinçantes, et un chant moins nostalgique qu'à l'accoutumée. 'Sonia' et 'Song For Che' sont deux instrumentaux presqu'ordinaires, à cela près que le premier permet à la trompette de Mongezi Feza de nous régaler d'une digression virtuose sur fond de basse ronde qui boucle d'un bout à l'autre du titre sur un gimmick de cinq notes. Le second déroule un long crescendo morose de sax émouvants, avec basse et piano funèbres. Seule la batterie semble déplacée par ses roulements fous et ses furieux coups de cymbales. On songe aux enterrements de la Nouvelle-Orléans quand l'orchestre suit le corbillard avant d'éclater sur un thème joyeux. Sauf qu'ici, on attendra vainement le thème joyeux. Seul titre véritablement dérangeant de la face Ruth, 'Team Spirit' à la mélodie bancale ornée de légères dissonances conserve un tempo énergique. Les stridences des sax tirent le titre vers un expérimental crimsonien avant de se conclure dans un maelström d'instruments déchaînés se lançant dans des modulations stridulantes sur rythmes improbables.
Un titre qui habitue l'auditeur aux bizarreries dont regorge la face Richard. Celle-ci est cadencée par les trois courtes reprises de 'Muddy Mouse', fruit de la collaboration Wyatt/Frith, minimalistes et volontairement détonantes. La troisième version se transforme en un 'Muddy Mouth' débutant par un scat imitant un sax enroué avant de laisser place à un chant fantomatique accompagné d'un piano délicat. Entre chaque reprise, deux morceaux tout aussi atypiques : le contemplatif 'Solar Flares', tournant en boucle autour des trois notes de la clarinette et de la guitare basses, de la mélopée atonale du chant et de la mélodie improvisée des claviers, et le lugubre '5 Black Notes And 1 White Note' inspiré de la 'Barcarolle' d'Offenbach mais où le thème léger, presque joyeux du compositeur français est remplacé par une mélodie austère et mélancolique reprenant en boucle la première phrase de l'original au son funèbre et dépassionné d'un sax avant de finir sur un free jazz déstructuré.
Même s'il ne retrouve pas le charme surnaturel de "Rock Bottom", "Ruth Is Stranger Than Richard" est un album pétri d'émotions, d'une grande sensibilité et à l'inventivité débridée. La dualité de ses deux faces peut surprendre de prime abord, entre un Richard expérimental et discordant et une Ruth jazzy et conventionnelle. Il reste néanmoins un disque hautement recommandable aux amateurs de curiosités et à tous ceux dont la sensibilité est à fleur d'épiderme.