Robert Wyatt fait partie de ces artistes rares qui ont su créer leur style propre autour d'un univers qui n'appartient qu'à eux, tellement caractéristique qu'on le reconnait aux premières notes. Outre le génie créatif, il faut un courage certain ou une bonne dose d'inconscience pour s'affranchir des modes et carcans stylistiques, pour refuser les concessions quitte à s'aliéner les maisons de disques, la critique et la majeure partie du public. "Shleep" perpétue la grande tradition des précédents albums, reprenant les tournures stylistiques, les atmosphères qui ont fait le charme de ceux-ci. La recette en est étonnamment simple : un mélange de rock, de jazz et de musique contemporaine, saupoudré en petites touches. Des titres construits le plus souvent autour d'une phrase musicale répétée inlassablement d'un bout à l'autre du morceau, jouée sur un tempo généralement lent et subissant diverses distorsions et moult changements de texture, par l'ajout ou le retrait d'instruments les plus divers. Des mélodies approximatives, lancinantes, mal définies, hésitantes. Des bruitages, des stridences, des faussetés volontaires. Et puis, posée en un équilibre improbable sur l'ensemble, cette voix diaphane dont l'incroyable sensibilité s'accroche à vos fibres sensorielles, vous happant irrémédiablement dans un monde de tristesse et de mélancolie rêveuse.
Selon les périodes, Wyatt a préféré travailler en solitaire ou, au contraire, être accompagné d'une pléiade de musiciens, pour la plupart proches de l'artiste. Pour "Shleep", il s'entoure d'invités talentueux qui viennent prêter leur collaboration le temps d'un ou deux titres. Certains comme Phil Manzarena, Brian Eno ou Paul Weller viennent plutôt du rock, d'autres comme Philip Catherine ou Evan Parker sont plutôt familiers du jazz, personnifiant bien la pluralité des influences qui se retrouvent dans la musique de Robert Wyatt. Enfin, le fréquent recours à des instruments exotiques comme la trompette (Wyatt), le violon (Wyatt, Sato), le saxophone (Parker), le trombone (Whitehead) ou le djembé (Adzukx) confère cette saveur particulière aux œuvres de Wyatt.
"Shleep" fait preuve d'une grande diversité, peut-être même un peu trop, dégageant une impression hétéroclite qui donne parfois envie de zapper un morceau pour passer au suivant. 'Heap Of Sheeps', 'Alien' et 'A Sunday In Madrid', malgré leurs qualités incontestables (la dentelle des chœurs Wyatt/Eno sur 'Heat Of Sheeps' est du grand art) font partie de ces chansons auxquelles il manque un rien d'empathie pour que la magie opère. Il ne reste plus alors qu'une mélodie simplette et squelettique et quelques gimmicks sur trois notes qui deviennent vite irritants. Bien plus réussie dans le genre chansonnette, 'Blues In Bob Minor' est un rock enlevé où Wyatt nous ensevelit littéralement sous une avalanche de mots au phrasé étonnant, entrecoupée de solos de guitare électrique comme rarement entendus sur un de ses disques. Aux antipodes, 'Was A Friend', 'September The Ninth', 'Out Of Season' et 'The Whole Point Of No Return' sont des titres atmosphériques, sans structure consistante, où les sons s'étirent interminablement, vous enserrant d'une gangue mélancolique, proches des derniers albums d'Hammill. Enfin, 'Maryan', 'Free Will And Testament' et dans une moindre mesure 'The Duchess' restent les titres les plus abordables, belles ballades romantiques aux accents canterburiens.
Robert Wyatt n'a jamais fait de mauvais disque et ce n'est pas "Shleep" qui démentira cette assertion. Certes, certains titres sont dispensables mais il reste suffisamment de moments de grande qualité pour faire de cet album un compagnon agréable, dès lors qu'on apprécie les musiques un tant soit peu originales et non conventionnelles.