Avec la longue suite 'In Held Twas In I' remplissant la seconde face de "Shine On Brightly", leur disque précédent, tout pouvait laisser croire que Procol Harum allait prendre un virage progressif. Pourtant, au moment où les futurs grands groupes qui allaient marquer de leur empreinte le rock progressif commencent à peine à sortir de leur chrysalide, et alors que son goût des arrangements alambiqués, sa configuration à deux claviers, ses références classiques, son parolier attitré dont les textes sont aussi sombres qu'hermétiques, le prédisposent à cette musique, Procol Harum sort un album bien plus commercial que son prédécesseur.
"A Salty Dog", avec sa pochette clin d'œil à une marque de cigarette, ne peut prétendre au statut de concept-album, même si plusieurs de ses chansons ont rapport avec la mer. L'album est une juxtaposition de titres d'inspirations diverses et au format tout ce qu'il y a de conventionnel. Cette impression de variété, confinant au manque d'homogénéité, est en grande partie due à la crise d'egos traversée par le groupe. En effet, Gary Brooker se voit contester sa place de leader non seulement par Matthew Fisher, mais également par le guitariste Robin Trower. Si chacun avait pu s'exprimer le temps d'un titre sur l'album précédent, ils composent la moitié de "A Salty Dog" (3 morceaux pour Fisher et 2 pour Trower), poussant l'audace jusqu'à interpréter eux-mêmes leurs compositions.
Résultat, l'album est un kaléidoscope où se succèdent sans transition, symphonies orchestrales, rhythm'n'blues, berceuse, simili Hard-Rock, folklore pastoral et pop/rock à la Beatles. L'impression de fourre-tout prédomine, aggravée par un léger manque d'inspiration. Rien de grave, les compositions s'écoutent agréablement mais ne retrouvent que rarement la qualité de celles émaillant leurs deux albums précédents. Les prestations vocales de Fisher et Trower ne font pas oublier la voix chaude et profonde de Brooker. Enfin, l'ascendant pris par le guitariste lui permet de mettre fréquemment son instrument au premier plan, l'orgue Hammond se trouvant relégué au rayon Accessoires. La tonalité particulière qu'avait su trouver le groupe y perd au change.
Tout n'est heureusement pas négatif. Le piano de Gary Brooker fait de la résistance et obtient la parité avec la guitare de Trower. B.J. Wilson a déployé les ailes de sa batterie et joue avec puissance et finesse (il avait été pressenti par Jimmy Page comme batteur de Led Zeppelin). Et l'album vaut le détour, ne serait-ce que pour écouter les monuments que sont 'A Salty Dog' et 'Wreck Of The Hesperus'.
Néanmoins les conflits de pouvoir larvés se ressentent trop pour que l'album soit une franche réussite. Matthew Fisher quittera d'ailleurs le groupe après ce disque, tentant une carrière solo avant de revenir au sein de Procol Harum. Mais ceci est une autre histoire… "A Salty Dog" reste un album solide, ni le meilleur, ni le pire que le groupe ait produit.