Il s'en est passé des choses entre "Broken Barricades", leur précédent album studio paru deux ans plus tôt, et "Grand Hotel". On avait laissé le groupe exsangue, l'ombre de lui-même, versant dans un hard-rock peu convaincant. Depuis, Robin Trower qui se trouvait sans doute à l'étroit dans son costume de guitariste rythmique, est parti vivre sa vie de guitar-hero, rendant à Gary Brooker sa tranquillité d'esprit et la direction du groupe qu'il n'aurait jamais du partager. Sitôt revenu aux commandes, Brooker entraine son groupe dans un concert où il partage la vedette avec un orchestre de cinquante-deux musiciens et vingt-quatre choristes, renouant ainsi avec ses racines classiques, ou tout du moins orchestrales. Fort de la réussite de cette expérience, il sort la même année que "Dark Side Of The Moon", l'album le plus abouti de sa discographie. 1973, année bénie des dieux !
La défection de Trower et le concert de l'année précédente ont quelque peu bouleversé le line-up. Mick Grabham tient désormais la six cordes et Alan Cartwright soulage Chris Copping de la basse, celui-ci ne pouvant assurer simultanément sur scène les parties de cet instrument et de l'orgue. Si les pochettes ne reflètent pas toujours l'atmosphère laissée par la musique, celle de "Grand Hotel" lui est parfaitement adaptée. On y voit les six membres du groupe (à l'inverse de "Broken Barricades", Keith Reid, parolier attitré du groupe, n'a cette fois pas été oublié) en haut-de-forme et queue-de-pie posant devant la façade blanche d'un grand hôtel, dégageant un parfum 'fin de siècle' raffiné, presqu'aristocratique et vaguement décadent.
Le couple Brooker/Reid est au meilleur de sa forme. Les compositions sont au pire agréables, au mieux envoutantes. Les textes sont moins sombres, moins dérangeants, même s'ils évoquent des thèmes graves comme le suicide ou la maladie et que l'humour, dont ils sont parfois émaillés, est obligatoirement d'une couleur noire. Le piano a retrouvé un rôle prédominant et nous régale d'un festival d'arpèges cristallins ou d'accords vigoureux. Il renoue avec l'orgue dans de nombreux numéros de duettistes savoureux. B.J. Wilson prouve, si cela était encore nécessaire, quel grand batteur il est, donnant avec finesse ce qu'il faut de relief pour éviter que certains titres s'enlisent dans une mélodie trop sucrée. En dépit de la prédominance des claviers, chaque instrument arrive à trouver sa place et sait se faire entendre sans étouffer les autres. Enfin les nombreuses orchestrations permettent aux compositions de prendre une ampleur leur conférant leur lettre de noblesse.
Chaque titre est une petite merveille et mériterait une chronique. Nous n'en retiendrons que trois. A tout seigneur, tout honneur : le disque débute sur le majestueux titre éponyme, grandiose, précieux, romantique, s'offrant quelques mesures de valse et sachant marier avec bonheur une musique raffinée et classicisante à un rock pur et dépouillé de sa sauvagerie. 'For Liquorice John', écrite en hommage à un ami qui a mis fin à ses jours, nous transporte le temps d'une mélodie mélancolique et irréelle dans les ruelles mal éclairées et nimbées de brouillard de Sherlock Holmes. Pas le temps de se remettre de l'émotion dans laquelle nous avons été plongés que les vocalises angéliques de 'Fires' nous bouleversent par la nostalgie profonde qu'elles nous transmettent.
"Grand Hotel" réussit à être captivant de bout en bout tout en restant très varié, comme le prouvent 'A Souvenir Of London' avec son banjo et ses percussions à la cuiller, ou 'Robert's Box', souriant rock des iles. Vous l'aurez compris, si vous ne devez posséder qu'un seul Procol Harum, c'est celui-là. Encore qu'il serait dommage de s'arrêter en si bon chemin.