Avec un titre en forme de clin d'œil à la musique classique, leur précédent disque, "Procol's Ninth", le neuvième (album) de Procol jouait de son assonance avec la neuvième (symphonie) de Beethoven. Néanmoins, la musique de cet album restait profondément ancrée dans le rock. Est-ce par espièglerie, anticonformisme, ou dû à la volée de bois vert que la critique lui a réservée ? Toujours est-il que Procol Harum abandonne ses structures carrées pour sortir ce qui reste à ce jour son album le plus proche des canons de la musique romantique.
"Something Magic" n'est pourtant pas mieux accueilli que son prédécesseur, la critique semblant avoir décidé que Procol Harum avait fait son temps. Horrible sacrilège, l'orgue Hammond, marque de fabrique du groupe, déjà fortement en retrait sur l'album précédent, est définitivement remisé au placard au profit des synthétiseurs. Cette mesure s'accompagne d'un changement de line-up amusant : Chris Copping, qui avait un temps tenu simultanément claviers et basse, avait abandonné cet instrument aux mains d'Alan Cartwright pour se consacrer à l'orgue. Le départ de ce dernier propulse Copping bassiste titulaire tandis que Pete Solley, nouveau venu, assure désormais les parties d'orgue et des tant décriés synthétiseurs.
Pourtant, si l'on écoute "Something Magic" sans préjugé, on s'aperçoit vite que le duo Brooker/Reid est dans une forme éblouissante. Les textes sombres du parolier-poète attitré du groupe sont merveilleusement servis par une musique lyrique, inspirée et à haute teneur émotionnelle rarement atteinte sur une telle durée dans toute l'histoire du groupe. Les orchestrations sont nombreuses et bienvenues, la voix de Gary Brooker nous submerge sous des vagues de mélancolie et de désespoir. 'Something Magic' est une somptueuse entrée en matière renouant avec les influences classiques, 'Skating On Thin Ice' nous emporte au rythme d'une valse aérienne et intemporelle au romantisme sombre, hanté de chœurs évanescents et de roulements vaporeux, les synthés de l'atmosphérique 'Strangers In Space' fusent en de vertigineux decrescendos plongeant l'auditeur dans des abysses sans fond.
'The Worm And The Tree', longue fable sur la vie, la mort et la résurrection, occupe à elle-seule la seconde face du vinyle. Curieusement Procol Harum s'approche avec ce titre du rock progressif comme il l'avait rarement fait auparavant, à une époque où le rock progressif entre dans les affres d'une lente agonie avant de renaître de ses cendres. Ralliement tardif et maladroit à un genre moribond ou mépris des modes, toujours est-il que ce titre va cristalliser à lui seul tous les reproches, condamnant l'album à l'oubli. Découpé en trois parties, elles-mêmes subdivisées en plusieurs mouvements, le morceau prend tour à tour une forme concertante opposant le piano à l'orchestre, ou popisante où synthé et guitare s'expriment librement. Commençant sur un mouvement lent et majestueux (le largo du classique), la musique très narrative inspire angoisse et inquiétude. Le second mouvement est allegretto, emporté par un duo basse/batterie ronronnant et les digressions rapides du piano, de l'orgue et du synthé. Le crescendo final d'une guitare déchirée sur fond de violon évoque le "Peer Gynt" de Grieg ('Dans l'antre du roi de la montagne' ) alors que le romantisme du troisième mouvement lento s'apparente à Tchaikovsky.
Si musicalement, 'The Worm And The Tree' est très réussi, le choix de raconter l'histoire en sept couplets plutôt que de la chanter, est regrettable et a bien mal vieilli. Il paraît que Gary Brooker l'a d'ailleurs regretté par la suite. Néanmoins, il s'agit là d'un défaut mineur qui ne nuit pas à l'ineffable plaisir pris à l'écoute de ce disque qui demeurera pour de longues années le testament du groupe.