A la fin de l'année 1973, Electric Light Orchestra compte à son actif trois albums inventifs, délicats, originaux, mais largement méconnus du grand public. Peut-être trop raffinés ou trop baroques pour ceux qui aiment les choses simples, et trop pop, trop basiques pour les fans purs et durs de musiques complexes. Evolution naturelle ou bien Jeff Lynne a-t-il tiré leçon de ces succès mitigés ? Toujours est-il qu'"Eldorado" marque un tournant significatif dans la carrière du groupe. Pour ce nouvel opus, Jeff Lynne va utiliser des marqueurs caractéristiques du rock progressif pour paradoxalement réaliser un album qui, comparé à ces prédécesseurs, s'éloigne du genre. D'une part, il enrichit son groupe d'un orchestre symphonique. Le chef d'orchestre, Louis Clark, devient d'ailleurs membre à part entière du groupe à partir de ce disque. D'autre part, "Eldorado" est un concept-album qui narre l'histoire d'un personnage échappant à la grisaille du quotidien en vivant en rêve de merveilleuses aventures, et dont tous les titres s'enchainent les uns aux autres de façon à ne former qu'un unique morceau. Pourtant, ce disque est la preuve par l'exemple qu'il ne suffit pas de faire un concept-album accompagné d'un orchestre pour jouer automatiquement du rock progressif. "Eldorado" est même plus pop que rock.
Ne nous méprenons pas: Rock progressif n'est pas gage de qualité et pop ne signifie pas guimauve. "Eldorado" est un très bon album, bien conçu, bien réalisé, et dont l'écoute procure un réel plaisir, mais il serait vain de chercher la moindre rupture de rythme, la moindre dissonance, le plus petit semblant de mélodie à tiroirs. Les titres ont la classique structure couplet/refrain/pont et leurs enchainements sont assez artificiels, les transitions parfois abruptes donnant l'impression que les morceaux se terminent en queue de poisson. L'inspiration tient plus des Beatles que de Genesis, frisant parfois la parodie ('Mister Kingdom' a plus qu'un faux air d'Across The Universe'), plus souvent parfaitement digéré à la sauce Lynne ('Can't Get It Out Of My Head', 'Poorboy', 'Eldorado').
Contrairement à certaines expériences catastrophiques, Jeff Lynne utilise astucieusement son orchestre en évitant la juxtaposition orchestre/groupe. Il mélange instruments acoustiques et électriques pour en faire un ensemble cohérent jouant la même partition. Cependant l'orchestre, très en verve, noie parfois les instruments rock sous un déluge de cordes, certes virevoltantes, mais un brin envahissantes, le trio de cordes Kaminski/McDowell/Edwards ayant bien du mal à se faire entendre. Par ailleurs, contrairement à un groupe comme Lacrimosa qui utilise l'orchestre en contrepoint classique à son rock gothique, ELO s'en sert dans une vision pop/rock ayant pour but principal d'étoffer sa musique.
Au final, "Eldorado" déroule une pop certes chatoyante, mais où les mouvements symphoniques tourbillonnants servent parfois à masquer une certaine vacuité. 'Laredo Tornado', 'Poorboy' et 'Mister Kingdom' sont relativement simples et un tantinet poussifs et 'Illusions In 'G' Major', malgré son titre emprunté au répertoire classique, n'est qu'un banal rock'n'roll. Néanmoins, ELO a trouvé un style qu'il va affiner sur les albums suivants, un efficace mélange de pop mélodique, d'arrangements orchestraux et de chœurs exubérants.