A bientôt 66 ans, Klaus Schulze est un homme fatigué. Jadis stakhanoviste effrené capable de composer la moitié de Timewind en une seule nuit ou de graver plusieurs albums en quelques mois, ses sorties officielles se font de plus en plus distantes les unes des autres, quand bien même la série de compilation La Vie Electronique et les nombreux témoignages capturés sur scène lors de la tournée en compagnie de la déesse Lisa Gerrard, tels que Rheingold ou Big In Japan, sont venus gonfler une discographie déjà pléthorique qu'une vie entière ne suffirait pas à explorer.
Marqué physiquement comme nous avions pu le constater lors de son dernier passage parisien, l'Allemand aura donc mis cinq ans pour accoucher du successeur de l'album écrit à quatre mains avec la chanteuse de Dead Can Dance à la réussite artistique mitigée. Pour toutes ces raisons, c'est avec une impatience mêlée d'inquiétude que nous accueillons aujourd'hui Shadowlands, oeuvre encore une fois pantagruélique et plus encore dans son format double, avoisinant avec les 2 heures et demi de musique (!). Quelle est la teneur de celui-ci ? Sombre et mortuaire comme Kontinuum ? Froid et envoûtant comme Farscape ? Ou quelque part entre Techno et Ambient électronique à l'image de Moonlake ou de la série des Contemporary Works ?
Pour faire simple, ce nouvel opus s'inscrit en fait dans la continuité de ce que compose son auteur depuis une petite quinzaine d'années. Celles-ci se révélent être une des périodes les plus intéressantes de sa carrière, davantage en tout cas que le long tunnel courant de Angst (1984) à Totentag (1994), sans charme ni réelle inspiration, nous voilà quelque peu rassurés.
A l'écoute de Shadowlands, on remarque dans un premier temps que la collaboration avec Lisa Gerrad a laissé des traces, comme peuvent l'illustrer "In Between" ourlée de mélopées féminines hantées et, d'une manière générale, ces nappes synthétiques ondoyantes qui semblent vouloir s'étirer à l'infini. Une oreille distraite ou peu familière du style de Klaus Schulze jugera peut-être l'ensemble plat, sans relief. Pour tout dire, vide. C'est l'impression première qui s'impose effectivement. Mais, comme souvent avec le musicien, seules de multiples écoutes permettent de déflorer l'intimité de compositions dont l'apparente simplicité cache en réalité un impressionant travail sur les ambiances. La beauté hypnotique, la richesse de cette myriade de sons, finissent par se dessiner, par petites touches. A la manière qui est la sienne depuis quelques années, tranquille et contemplative, Klaus Schulze installe l'auditeur dans un climat doucereux, injecte la beauté de son art sans que l'on s'en rende compte.
Constitué de trois pistes dont les deux dernières s'enchaînent en réalité, le premier disque nous emporte petit à petit. Moins funéraire que Kontinuum, il n'en est pas moins traversé par une noirceur crépusculaire, à l'image du gigantesque (à tout les points de vue) "Shadowlights", que sillonnent des cordes à la sombre tessiture ou bien encore les dernière mesures de "Licht und Schatten" et son tapis électronique qui envoûte autant qu'il prend aux tripes par sa froideur clinique. Bien qu'un peu roborative, la seconde galette n'est pas non plus sans intérêt, moins l'inutile "Tibetan Loops" que "The Rhodes Violin" dont les 55 minutes (!) n'évitent pas certaines longueurs, se pare de sombres oripeaux qui confinent à une transe hantée.
Mais le fait est qu'après cette abstinence, on espérait mieux et surtout plus que cet album certes agréable, précieux signe de vie d'un musicien qui se fait de plus en plus rare mais un peu facile et figé dans un schéma et une trame qui ne se renouvellent plus. Kontinuum et notamment son glacial "Sequenzer" témoignaient pourtant d'une sève créatrice retrouvée, palpitant de vie ou plutôt de mort. Disque de plus pour son géniteur, Shadowlands reste toutefois largement supérieur aux In=Trance, Miditerranean Pads ou Beyond Recall de triste mémoire mais pose plus de question qu'il n'en résoud quant à l'avenir de Klaus Schulze...