Après 10 années d'existence, The Tangent peut-il être qualifié de groupe au line-up le plus instable de l'histoire du rock progressif (et concurrençant en l'occurrence un certain Yes) ? Toujours est-il que pour son 7ème album, Andy Tillison s'est de nouveau entouré d'une équipe aux contours inédits, mélangeant petits nouveaux et anciens de retour au bercail, et accréditant surtout le fait que ce groupe est à considérer de manière définitive comme le projet d'un seul homme.
Et ceci s'avère plus particulièrement vrai avec ce nouvel album, puisqu'il s'agit d'un projet semblant dans la continuité de la démarche entreprise depuis plusieurs années et la "rencontre" d'Andy Tillison avec la musique classique contemporaine. Les fans du groupe avaient déjà pu entendre une première oeuvre non aboutie sur le CD A Place in the Shelf, publiée sous le titre évocateur du "Massacre du Printemps", jeu de mot trahissant l'influence majeure présidant à cette œuvre, à savoir Igor Stravinsky et son célèbre et controversé Sacre du Printemps. Et même si Andy Tillison ne cite pas directement cette dernière composition dans ce qui a pu le guider dans l'écriture de ce concept album (pour ma part, je pense que le choix du titre, en français de surcroît, est tout sauf innocent), préférant se référer à Jon Lord et son Concerto for Group and Orchestra, l'influence de la musique "moderne" du début du 20ème siècle transparaît clairement dans les différents passages instrumentaux pour lesquels les claviers remplacent de manière bluffante les instruments traditionnels de l'orchestre, au service de partitions aux harmonies souvent dissonantes et aux rythmiques torturées mais relativement accessibles.
Assumant le risque de dispenser une musique pas toujours simple d'accès, The Tangent nous propose ainsi une longue pièce découpée en cinq mouvements, dans lesquels les amateurs du groupe retrouveront tout ce qui fait le charme et l'intérêt de cette formation depuis une décennie. Des compositions à tiroirs, truffées de thèmes variés s'articulant autour de quelques motifs récurrents, passant sans vergogne d'une ambiance club de jazz à un chorus symphonique, pour mieux enchaîner avec une pop "groovante" avant de repasser par la case progressif fortement typé seventies entraînent l'auditeur dans une folle sarabande, avec le danger que celui-ci ne sache bientôt plus savoir où donner de la tête. Néanmoins, comme d'habitude lorsque le groupe se lance dans de grandes fresques épiques, The Tangent parvient systématiquement à retomber dans des passages plus abordables, évitant ainsi le rejet qui pourrait advenir en raison de longues parties non conventionnelles.
Les incursions de musique classique vont également contribuer à dérouter les plus rétifs à l'univers du groupe : loin de se contenter de délivrer quelques chorus "consensuels" à grands coups de claviers emplissant l'atmosphère, Andy Tillison use de toute la palette de ses échantillons sonores pour carrément sampler un orchestre symphonique, et délivrer une musique subtile et racée, accrochant certes quelque peu les oreilles,. L'ouverture de l'album et plus encore son quatrième mouvement, A Voyage Through Rush Hour, rendent ainsi un hommage appuyé aux compositeurs d'une musique que l'on qualifia de moderne au début du 20ème siècle.
Mais le Sacre du Travail, c'est aussi une belle partition de rock progressif, tout simplement, proposant trois longues pièces épiques, avec une large place accordée aux passages instrumentaux sonnant parfois comme des jams semi-improvisés, et mettant en valeur les qualités des différents instrumentistes dont il serait ici faire injure de rappeler le pédigrée. Dans une musique où les claviers occupent majoritairement l'espace, la section rythmique affiche une classe affolante, d'autant que les compositions mettent particulièrement en relief cet aspect (ce qui était d'ailleurs une des intentions premières de Stravinsky lors de l'élaboration de son œuvre). Une attention toute particulière aux lignes de basse permettra ainsi de constater, une fois encore, combien la présence d'un Jonas Reingold, de retour aux affaires après un break de deux albums, peut s'avérer prépondérante au sein d'une musique dans laquelle chaque couche sonore apporte un écot incontournable au rendu global. Le point culminant de ce formidable travail est atteint dans le cinquième mouvement, Evening TV au sein duquel on retrouve aussi bien dans la forme que dans l'esprit une synthèse de tout ce qui a précédé, pour un titre clôturant en apothéose une œuvre que son auteur a judicieusement, et à raison, sous-titré An Eclectric Syfonia. Tout est dit.
Indubitablement, Le Sacre du Travail est une œuvre qu'il convient d'aborder avec humilité, en intégrant le fait qu'il sera nécessaire de repasser plusieurs fois les plats avant d'en saisir toute la saveur, tant elle s'avère foisonnante. Il est quasiment certain (et quelque part bien regrettable) que cet album ne permettra guère à The Tangent de rallier de nouveaux auditeurs à sa cause. En revanche, pour les suiveurs habituels du groupe, cette œuvre une nouvelle fois magistrale se révèlera comme une véritable offrande certes exigeante en terme d'attention, mais dont les subtilités procureront moult moments de plaisir auditif intense.
Un dernier mot concernant les titres bonus qui, au contraire de ceux fournis sur les précédents albums, ne s'avèrent pas d'un intérêt conséquent : une version "radio edit" (on peut toujours y croire !) d'"Evening TV", un titre live inutile si ce n'est pour le fun issu de la période punk d'Andy Tillison et une dernière composition, "Muffled Epiphany", sans rapport avec le concept et de qualité bien moindre.